Politiques de santé

Jean Hermesse : "On doit garantir à tous l'accès à la santé"         

6 min.
Jean Hermesse devant Aerpolis, qu'il aime rejoindre à vélo (c)S.Warsztacki
Jean Hermesse devant Aerpolis, qu'il aime rejoindre à vélo (c)S.Warsztacki
Joëlle Delvaux et Sandrine Warsztacki

Joëlle Delvaux et Sandrine Warsztacki

En Marche: Lors de sa constitution en 1946, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé comme "un état de complet de bien- être physique, mental et social". Et vous, comment définissez-vous la santé? 

Jean Hermesse: Si la santé était un état de bien-être complet, malheureusement on ne serait en bonne santé que quelquefois dans sa vie! Et envieillissant, nos capacités d’atteindre cet état diminueraient encore. Ce n’est pas très réjouissant. Cette définition donne aussi un pouvoir énorme aux soins de santé, et donc au marché, puisqu’on devrait se soigner en permanence pour atteindre cet état de bien-être.

Aux Pays-Bas, la docteure Machteld Huber a remis en cause cette vision très médicalisée de la santé. Atteinte elle-même d’une maladie chronique, elle s’étonnait d’être traitée comme telle alors que son état s’était stabilisée et qu’elle se sentait bien. Elle a mené des recherches qui ont abouti à une nouvelle vision de la santé, plus engageante, telle que vécue par les patients. Plutôt qu’un objectif à atteindre, la santé est définie comme la capacité à s'adapter à son environnement, à faire face aux changements constants de notre vie, à prendre au maximum le contrôle des choses qui nous concernent. Cette capacité de se mobiliser pour améliorer sa santé porte sur six dimensions: les fonctions physiques, le bien-être mental, le sens de la vie, la participation sociale, la qualité de vie et le fonctionnement au quotidien. C'est ce qu'on appelle la santé positive.           

EM: Sur la base de cette définition, comment peut-on renforcer la santé?

JH: Prenons le cas de personnes qui souffrent de la solitude. Cela concerne aussi des jeunes. Dans sa boîte à outils, le médecin dispose de médicaments antidépresseurs. Mais il pourrait aussi renseigner l’adresse d’une chorale ou d’un club de sport.
Autre exemple. La voiture occupe une place prépondérante dans l’espace public. C’est polluant, bruyant, dangereux et cela empêche de créer du lien. Si l’aménagement du territoire était conçu de sorte qu’il soit agréable de faire du vélo ou de marcher en ville, on ferait spontanément de l’activité physique et bouger ne serait plus considéré comme un devoir. On a tous la possibilité de renforcer notre capacité à être en bonne santé. Cela relève de la responsabilité personnelle, mais il faut aussi investir dans des fonctions collectives qui donnent envie, offrent des opportunités et nous mettent en contact les uns avec les autres.  

EM: Vous vivez en habitat groupé et plébiscitez ce type d’habitat pour faire face au vieillissement de la population, mais pas seulement. Comment le logement reflète-t-il votre vision de la santé? 

JH: L'habitat groupé ou collectif fournit les leviers de la santé positive. Il permet aux habitants de partager leurs talents, de créer des liens, de l'entraide. C’est ce qui permet aux personnes âgées de rester chez elles le plus longtemps possible. La vie du quartier s'organise autour d’espaces et de jardins collectifs. La mobilité y est douce, les voitures parquées hors des clos.

Certaines régions du monde comme Icarie en Grèce, la Sardaigne en Italie ou encore Nicoya au Costa Rica, font état d'une longévité exceptionnelle avec une proportion importante de centenaires. Et ce ne sont pas des zones riches ni des régions pourvues de structures médicales sophistiquées. On les appelle des zones bleues. Ce qui contribue à une longue vie en bonne santé, ce sont des choses simples: une activité physique modérée et quotidienne pratiquée naturellement, une alimentation semi-végétarienne locale, une vie sociale et familiale riche, un sens à l'existence. Faisons de la Belgique une zone bleue!

EM: Lutter contre les inégalités d’accès à la santé est le fil vert de votre carrière. Faut-il rembourser davantage les soins de santé?

JH: Certains soins nécessitent d'être mieux remboursés. Des besoins sont mal ou trop peu rencontrés, notamment dans le domaine de la santé mentale. Quant à mieux rembourser du matériel médical ou certains appareillages, cela nécessite de la transparence et une régulation des prix. Par exemple, on sait que tous les verres de lunettes sortent des usines en Chine au prix de quelques euros. Si l'on veut mieux rembourser les lunettes, il faut réguler les prix. C’est le même raisonnement pour les appareils auditifs ou les prothèses dentaires. Mais la régulation exige une volonté et du courage politique.

EM: Dans vos éditoriaux, vous écrivez régulièrement que les inégalités de santé ne sont pas une fatalité. Vraiment? 

JH: Vous rendez-vous compte qu'entre Anderlues et Laethem-Saint-Martin, l’écart d’espérance de vie est de huit ans en moyenne ! On ne peut pas accepter une telle différence dans notre pays. Les soins de santé ne pèsent pas plus de 20% dans la santé, le reste est déterminé par d’autres facteurs comme la qualité du logement, l’enseignement et la formation, l'alimentation, l'environnement, la cohésion sociale... C'est de l’evidence based politic.

Agir sur les déterminants de la santé, cela relève de choix politiques. Le problème est qu’on manque de vision à long terme. On se focalise sur l’année de vie qu’un patient peut gagner avec un médicament, on table sur les progrès médicaux, mais on ne s'intéresse pas assez aux années de vie en bonne santé que l'on pourrait gagner, par exemple, en interdisant la publicité pour l'alcool, en mettant fin aux distributeurs de sodas dans les écoles, en luttant plus efficacement contre le tabagisme, en favorisant la mobilité douce dans les espaces publics, etc…

PORTRAIT : Jean Hermesse, un économiste indigné

La façade vitrée d'Aéropolis est identique à celle des Cliniques Saint-Luc. Avec ses quatre ailes en forme de croix, le bâtiment où siège l’Alliance nationale des mutualités chrétiennes devait initialement servir d’hôpital. Au sixième étage, le bureau de Jean Hermesse offre une vue plongeante sur Schaerbeek. Ici, point de stéthoscope mais des piles de dossiers studieusement annotés. Dans les années 80, un plan national prévoit la création de 6.500 lits d’hôpitaux. Les murs qui hébergent aujourd'hui la MC, la CSC et le MOC et leurs pendants néerlandophones, devaient accueillir une partie d'entre eux. Le hasard veut que l’homme qui s’opposa à l'ouverture de ces lits n’est autre qu’un certain... Jean Hermesse.

À l’époque, il travaille au cabinet du ministre de la Santé, Jean-Luc Dehaene, qu’il admire "pour son sens de l’intérêt général". Le jeune conseiller flaire le gouffre financier et convainc le ministre de faire marche arrière, malgré l'impopularité de la mesure. “Le coût de construction d’un hôpital équivaut à peine à deux ans de son coût de fonctionnement. Aujourd’hui, on se serait retrouvé avec 300 hôpitaux impayables, défend-il fièrement. On n’a pas fermé des lits pour faire des économies mais pour répondre des besoins. Il n’existait aucune offre résidentielle de soins pour les personnes âgées. Avec les moyens dégagés, on a pu ouvrir des lits en maisons de repos et de soins, un concept nouveau à l’époque." 

Penser à long terme est un de ses leitmotivs. Dans un secteur où les ressources doivent être utilisées avec parcimonie, il est convaincu qu'investir dans la prévention est le moyen le plus rentable d’améliorer la santé au profit de tous: "Cette croyance que, si l'on dépense plus en soins de santé, on améliore la santé, reste tenace. Mais c'est de l’argent qu'on ne mobilise pas alors dans l’enseignement, le logement, l’alimentation, la mobilité, autant de domaines qui ont un impact déterminant sur la santé et le bien-être général."

Les statistiques, indicateurs, comptes et bilans n’ont aucun secret pour lui. Étudiant en sciences économiques, Jean Hermesse consacre son mémoire à l’économie de la santé alors qu'elle n'est encore qu'une discipline balbutiante dans les universités belges. Son service militaire, il a la chance de l'effectuer... dans un cabinet ministériel où il bûche sur des budgets. En 1988, il intègre la MC en tant que directeur du service d’études. En 1994, il devient Secrétaire national, puis succède à Edouard Descampe à la fonction de Secrétaire général en 2007.  Ses collaborateurs le décrivent souvent comme un indigné. "Il se bat pour le patient, pour l’accès aux soins de qualité pour tous, contre la commercialisation de la santé et la médecine à deux vitesses. Ce ne sont pas des postures défendues parce qu'elles font partie de sa fonction. Ce sont des convictions profondes. Jean se bat comme un vrai mutualiste", résume – pour ne donner qu’un exemple – une experte de la direction médicale. 

Qu’il s’agisse de dénoncer les bénéfices plantureux et pratiques scandaleuses de l’industrie pharmaceutique, l’opacité du prix des lunettes ou des prothèses dentaires, la surconsommation des médicaments, le business qui s'infiltre dans le milieu médical ou, plus généralement, les inégalités de santé, Jean Hermesse jongle avec les chiffres pour défendre ses valeurs: l’entraide et la solidarité. Des chiffres qu’il manie avec brio pour démontrer, dénoncer, mais surtout, proposer.  "Ce sont les idées qui régissent le monde. Elles ouvrent les horizons. Avec des idées et des convictions, on soulève des montagnes, aime-t-il défendre au détour d’une interview. Il ne suffit pas de s’indigner, de dire que tout est de la faute de la mondialisation néolibérale. Non, le combat n'est pas perdu d’avance”, poursuit ce militant de la santé, qui aime citer en exemple feu Dirk Van Duppen. Pionnier dans la lutte contre la pollution, cette figure emblématique de Médecine pour le peuple a obtenu l’annulation d’un projet autoroutier à Anvers. C’est aussi le défenseur du modèle kiwi, un mécanisme inspiré par la Nouvelle-Zélande qui permettrait de faire baisser le prix des médicaments en liant le remboursement à la conclusion d’appels d’offres. Dans quelques jours, Jean Hermesse prendra sa retraite. Quand on lui demande à quoi il rêve pour la mutualité demain, il imagine des banderoles, des parlophones, des membres organisant des sit-in devant les hôpitaux pour dénoncer les suppléments d’honoraires. "Il faut faire vivre le modèle mutualiste de façon militante, mener des actions à l’échelle locale et intéresser les jeunes. De la même manière que de nombreux jeunes sont descendus dans la rue pour manifester pour le climat, je rêve d’un Solidarity rebellion pour défendre la sécurité sociale", sourit-il avec un brin de malice dans le regard.