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Quand la langue devient taboue

Quand la langue devient taboue (c)iStock

Au gré de l’actualité, la société hiérarchise socialement les langues et de surcroît les communautés qui lui sont associées. Exemple emblématique : l’arabe. Synonyme d’enrichissement pour certains, de repli identitaire pour d’autres, son enseignement fait débat.


“Allahu akbar”, “Dieu est le plus grand”. Lu sans contexte, vierge de tout événement tragiquement connu, cette phrase en arabe ne devrait susciter que peu, voire aucune révulsion. Seulement, cette locution est bien connotée, assimilée à des termes comme “islamisme”, “intégrisme”, “terrorisme”,etc. Impossible d’y échapper. Ces fantasmes créés par les marchands de la peur renvoient instinctivement à une série de stéréotypes liés à une communauté. Et ce, même parmi les membres de la communauté en question.
Depuis les attentats de Paris en 2015, il y a dans l’inconscient collectif une tendance à percevoir le terrorisme dans toute expression arabe. Cette réalité se durcit à chaque acte terroriste commis par un criminel criant “Allahu akbar”. Un combat d’idées est alors mené de front dans l’espace médiatique : d’un côté, les dénommés “islamo-gauchistes”, de l’autre, les “défenseurs de la nation républicaine laïque”. Triste dichotomie...

Dans son livre L’arabe pour tous. Pourquoi ma langue est taboue en France, Nabil Wakim, journaliste pour Le Monde et d’origine libanaise, sonde les sources de l’oubli de sa langue maternelle (l’arabe – libanais) et les raisons pour lesquelles il n’a jamais persévéré dans son apprentissage. Sur fond de confessions personnelles, l’auteur est allé à la rencontre de divers acteurs : sociologues, psycholinguistes, comédiens, professeurs, ministres, etc., pour comprendre ce processus inconscient qui l’a poussé à se “surintégrer”, jusqu’à “vouloir devenir plus Français qu’un Français”.

L’école comme levier

Notre rapport à l’arabe est embourbé dans des amalgames. D’ailleurs, “amalgame” est un mot d’origine arabe provenant du mot “amal al-djam” qui veut dire “fusion”. Il existerait près de 500 mots français d’origine arabe. (2) Mais : “Puisque l’arabe a une faible valeur sociale, pourquoi passer du temps à apprendre une langue qui pourrait m’enfoncer davantage dans des stéréotypes ? ”, s’interrogeait le journaliste étant ado. 
En France, “l’arabe représente 0,2 % des enseignements de langue étrangère, soit moins que le chinois ou le russe”, rapporte Le Monde. (3) Autrement dit, pas grand-chose. Pourtant, il s’agit de la deuxième langue la plus parlée du pays et la cinquième langue mondiale (4). Lors de son enquête, Nabil Wakim rend compte de l’esprit réfractaire de certaines écoles à enseigner l’arabe. Les recteurs craindraient pour la bonne réputation de leurs établissements... Selon certains d’entre eux, proposer des cours d’arabe attirerait trop de familles issues de l’immigration. Parallèlement, l’allemand, l’anglais, le chinois ou encore le russe par exemple, sont des langues dont l’apprentissage est vivement encouragé.
En 2016, l’annonce de la ministre française de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, de proposer des cours d’arabe dans l’enseignement provoque un tollé. La ministre est accusée d’encourager le communautarisme. Mêmes réticences en Belgique. En 2018, André Flahaut, alors ministre du Budget et de la Fonction publique de la Fédération Wallonie-Bruxelles souhaite “promouvoir l’enseignement de la langue arabe”. (5) Il est à son tour accusé par l’opposition de jouer une carte électoraliste, au profit du communautarisme. Si son enseignement fait polémique en primaire et secondaire, dans le supérieur et à l’université, il est reconnu comme un atout. Des étudiants, souvent non issus de l’immigration, l’apprennent au sein de grandes écoles françaises, notamment de commerces, de polytechnique, à Sciences Po... Les jeunes y voient, comme l’écrit Nabil Wakim, “une opportunité économique”. Avec pour ambition d’exercer plus tard des professions en relation avec les pays du Golfe, par exemple.

S’intégrer sans se désintégrer ?

Au gré de l’Histoire, la France comme la Belgique a accueilli diverses communautés. Nabil Wakim,comme bon nombre d’enfants de la 2e et 3e génération d’immigrés, est devenu un “bon arabe”. Parfois par honte, ils se sont intégrés jusqu’à, pour certains, oublier leurs origines lorsqu’elles étaient mal perçues en Occident. L’argument du repli identitaire prôné par les détracteurs de l’enseignement de la langue arabe se poserait-il de la même façon si on parlait d’une autre langue ? Apprendre une langue, n’est-ce pas aussi découvrir sa richesse culturelle : littérature, cinéma, théâtre, musique, gastronomie, habitudes de vie... ? S’approcher un peu plus de la cohésion sociale si ardemment défendue par nos politiques ?

Nous vivons dans des sociétés cosmopolites où des centaines de nationalités se côtoient, se mélangent, s’entremêlent et ce, depuis l’Antiquité avec les échanges commerciaux, en passant par les guerres et conquêtes de territoires, de la colonisation, de la mondialisation... L’identité multiple est dans la genèse de nos sociétés actuelles ! “Se rappeler d’où l’on vient pour savoir où l’on va”L’atout d’un enfant d’immigré qui naît, grandit, s’instruit, travaille dans un pays (le sien), est qu’il devient plus riche encore de ses identités plurielles lorsqu’elles sont acceptées par lui et la société. Il ne doit plus choisir entre l’arabe ou le français, par exemple, mais il peut décider de composer avec elles, tout simplement.


(1) “Pour le linguiste Jean Pruvost, l'arabe est l'un des‘ancêtres’ du français”, L. Ribadeau Dumas, francetvinfo.fr,octobre 2018

(2) “L’arabe, une langue communautaire ? C’est surtoutune matière oubliée de l’école”, A. Durand, Le Monde, mai2016

(3) “Comme l'anglais et le TOEFL, l'arabe va avoir son cer-tificat international”, AFP, lepoint.fr, avril 2019

(4) “Flahaut veut ‘promouvoir l’enseignement de l’arabedans les écoles de la FWB’... et se fait tancer par deuxMR”, J. Legge, La libre Belgique, février 2018