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Nos vies en sous-traitance

Nos vies en sous-traitance © Pixabay

Abandonner les "corvées". Déléguer le "sale boulot". On ne compte plus les app. développées dans la perspective d'une douce oisiveté. Les applications, ce concept informatique moderne destiné à aider dans le traitement d'une tâche l'utilisateur d'un ordinateur ou – moins ringard – d'un smartphone, promettent d'agir pour nous. Qu'en est-il ?


De nouvelles délégations pointent à l'horizon. Nouvelles, car faire la vaisselle pour nous, la lessive pour nous, le pain pour nous... sont déjà pratiques machinales. Qui se verrait aujourd'hui encore battre son linge ? Et ils se généralisent les foyers où la vaisselle n'est plus nettoyée à la main (+/- deux tiers des ménages en Belgique). Quant à pétrir une pâte à la force des paumes, voilà qui relève de l'exception.

Les électro-ménagers eux-mêmes et autres outillages se font plus autonomes, programmés pour agir seuls, connectés à notre surveillance distante. Comme ces robots tondeuses qui circulent en solitaire sur un nombre croissant de gazons. Et cela ne s'arrête pas là. Le champs d'innovation s'ouvre chaque jour un peu plus. La créativité du marketing en matière de "services" sur la base de plateformes numériques est débordante. Le récit de quelques pionniers, découvreurs de la soustraitance de "corvées" – mais aussi de plaisirs – en donne un aperçu passionnant, éclairant.

Parmi eux, Nicolas Santolaria, journaliste au supplément "époque" du quotidien français Le Monde. Pour nous éclairer, il a "sous-traité" sa vie durant une année. Les libraires semblent hésiter à classer son récit du côté des romans ou du rayon sociologie. Quoiqu'il en soit, ce qu'il raconte ne tient pas de la fiction. Eh non, la fourchette connectée qui vous envoie une décharge électrique dans la bouche parce que vous ne mâchez pas suffisamment longtemps selon les standards des bonnes pratiques pour la santé, n'est pas un engin de torture confiné à l'imagination d'un auteur de science-fiction. Elle existe bel et bien. Eh non, envoyer sa peluche au Japon et découvrir par procuration les sites touristiques nippons ne se cantonne pas à l'imaginaire d'un cinéaste – celui qui a fait voyager un nain de jardin dans Le fabuleux destin d'Amélie Poulain (2001). Une agence de voyage pour doudous, fonctionne sur ce principe.

Pour quoi faire ? Peut-être enchanter par peluche interposée le quotidien harassant de son propriétaire. Peut-être séduire ceux qui seraient dans l'incapacité de visiter la contrée, par manque de temps, d'argent...

Grâce au numérique et aux algorithmes, on peut envisager ainsi une multitude de services : déléguer le choix des cadeaux de Noël, jardiner avec son smartphone, envoyer quelqu'un pour poireauter dans une file à notre place, assurer la sélection de quelques jolies donzelles ou autres don Juan sur la toile par un assistant dragueur avant de conclure soi-même, lire une brique en quelques minutes sur la base d'un résumé concocté sur demande, etc.

À l'autre bout de l'application web, restent souvent des hommes et des femmes hyper policés, formatés, malgré l'ingratitude de ce qui pourrait leur être demandé.

À l'image de ces Food drivers, jeunes cyclistes, livreurs modernes qui parcourent la ville avec d'énormes boîtes carrées sur le dos pour acheminer la nourriture fumante des restaurants jusque dans les quatre murs du consommateur moderne qui s'y enferme. Rapides, souriants, sous-payés...

Pour pas cher, une "libération" est promise aux clients ; logiciels et autres humains commandés s'en occupent. Fausse promesse..., conviendra- t-on en y regardant de plus près. Car, au final, il n’y a pas toujours de farniente. Tant il est relativement épuisant de "modéliser une partie de sa vie afin de la rendre reproductible" par ces services online. Pas toujours de lâcher prise. Tant il est tout aussi laborieux de gérer ses affaires à coup d'e-mails, de validation et d'évaluation des commandes. Pas toujours de plaisir. Tant il n'est finalement pas si réjouissant de laisser l'efficacité prendre le dessus dans nos vies sur l'attention à l'autre, au geste, au moment. Pas toujours de vibrations. Tant il est grisant aussi de prendre des risques. Le risque de se décevoir, celui de ne pas exceller. Le risque d'être surpris par l'inattendu de la vie. Cette vie parfois capricieuse, inattendue, bien plus surprenante en tout cas qu'une simple promesse marketing. Songeons-y et choisissons en conséquence nos sous-traitances.

>> Nicolas Santolaria, Comment j'ai sous-traité ma vie, Allary Editions, 2017