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L'amour au temps du corona

L'amour au temps du corona (c)iStock

Les mesures de distanciation sociale fonctionnent et sont indéniablement nécessaires, au regard de l'évolution de l'épidémie et de l'aplatissement de la courbe des cas de Covid-19 dans le pays. Mais pour beaucoup, l'interdiction de toucher ou embrasser tous ceux qu'ils aiment est un lourd tribut à payer. Pourquoi cette absence de contact physique bouleverse-t-elle autant ?


"Et la tendresse ? Bordel!" L'expression, titre d'un célèbre film de Patrick Schulmann, est certes triviale. Mais elle fait écho au manque viscéral que des millions de Belges ont eu le temps de ressentir depuis la mise en place du confinement.
En Belgique, la seconde phase du plan de sortie de ce confinement est prévue pour le 18 mai. Plusieurs reprises y sont envisagées, notamment la possibilité de réunions privées à domicile. La nouvelle soulage… à moitié. La perspective de retrouvailles espérées depuis deux mois est forcément plaisante, mais il encore bien trop tôt pour "rompre le cordon sanitaire" imposé par le maintien – nécessaire, rappelons-le – de la distanciation sociale. Comment l'affection, l'appréciation de l'autre peuvent-elles dès lors se démontrer sans étreinte, sans embrassade ni cajolerie ?

Le toucher, une reconnaissance
Le concept de "proxémie", développé durant les années 70 dans La Dimension cachée (1) par l'anthropologue Edward T. Hall, traduit la façon dont l'être humain utilise l'espace en tant que produit nécessaire à son équilibre. Selon lui, la façon d'occuper l'espace en présence d'un autre individu est un des marqueurs de l'identité. Hall stipule que chaque individu crée autour de lui des zones émotionnellement fortes ou encore des périmètres de sécurité individuelle. L’espace situé entre 3,6 mètres et 1,2 mètre correspond à ce que Hall définit comme la bulle de “distance sociale”. Elle permet de voir et entendre l’autre et d’établir une communication sans difficulté. Au-dessous d’1,2 mètre, les zones sont qualifiées de personnelles et intimes. Cette sphère est généralement réservée aux amis et aux proches. Elle est pour le moment réduite à sa plus simple expression pour l'immense majorité d'entre nous, voire à rien du tout pour les plus isolés, déjà fragilisés… Les dégâts émotionnels et psychologiques de cette absence de proximité physique sont mesurables : une enquête menée par des chercheurs de l’UCLouvain et de l’université d’Anvers (2) a montré que l'intégralité des mesures de confinement, dans ce qu'elles comportent de "contre-nature", risquent de porter atteinte à la santé mentale de nombreux Belges. Sur 25.000 personnes interrogées, plus de la moitié a déclaré être en situation de mal-être.
Pourquoi cette souffrance ? Pour Sébastien Bohler, rédacteur en chef de Cerveau & Psycho, "toucher l'autre, c'est le reconnaître, c'est se reconnaître comme faisant partie d'un monde, comme faisant partie intégrante de cette épreuve (du confinement, NDLR) et pourtant, personne n'a le droit de le faire pour le moment. Au début de l'humanité, avant l'essor du langage, c'est le toucher qui nous unissait les uns aux autres et aujourd'hui, il faut partiellement s'en passer."
Toucher l'autre, par une accolade, une poignée de main ou une bise, renforce le sentiment d'appartenance à la communauté. Des neurones spécifiques du cerveau, dits "du système tactile", sont d'ailleurs entièrement dédiés à l'aspect affectif et social du toucher. Or, "ce qui se passe avec le toucher est un changement très physique, explique Tammy Field, directrice du Touch Research Institute de l'université de Miami. Le système nerveux ralentit. Le rythme cardiaque diminue, la tension artérielle aussi et les ondes cérébrales diffusent un sentiment de relaxation qui provoque la baisse de cortisol, l'hormone du stress". Inversement, lorsque la fréquence du contact physique diminue, ces neurones ne sont plus stimulés et le stress s'accumule.

Contacter n'est pas toucher
Ces réactions hormonales ne peuvent être provoquées par les contacts à distance. Dans Dis-moi où tu as mal, je te dirai pourquoi (3), Michel Odoul, fondateur de l'Institut français de Shiatsu, indique qu'"il faut différencier le toucher et le contact, qui sont deux choses fondamentalement différentes.  N'oublions pas que le toucher est le premier sens qui permet à l'être humain d'appréhender le monde. C'est aussi la source du premier lien affectif avec la mère." Et de rappeler que le cerveau humain est un cerveau "chaud", relié à l'émotionnel, qui secrète une série d'hormones comme la sérotonine et l'ocytocine, hormones du bien-être essentiellement activées par le toucher.
Pour ceux qui ont la chance d'y avoir accès, les réseaux sociaux ou les appels vidéo jouent bien sûr un rôle salvateur dans la conservation du lien social en cette période particulière. Mais le succès de ces nouvelles technologies a parfois laissé croire qu'il suffit d'images ou de mots virtuellement partagés pour être présent auprès des autres… Nourrisson ou vieillard, l'Homme a physiologiquement besoin du toucher. Privé de celui-ci, il risque de se sentir "amputé" d'un sens. L'épisode douloureux que l'humanité traverse actuellement fait peut-être mieux comprendre que l'être humain est avant tout un être de chair et de sang, pas seulement une somme d'appels téléphoniques et de connexions informatiques.