Retour à Archives opinions

Garder la mémoire vive

Garder la mémoire vive © Ursula Meissner_laif/REPORTERS

Du lointain, les mille collines nous interpellent. Voici bientôt vingt ans que le génocide des Tutsis au Rwanda redisait l'innommable dont les hommes sont capables. Cent jours de massacres, sous nos yeux – par écrans interposés –, transformeront le pays en un immense charnier. Aujourd'hui, justice et mémoire ne peuvent être enterrées.


Ce 4 février, s’est ouvert à Paris le premier procès d'assises contre un présumé génocidaire réfugié sur le sol français. Vingt ans après les faits, l'ex-capitaine de l'armée rwandaise, Pascal Simbikangwa, comparaît devant un jury populaire. Il est accusé de complicité de génocide et de crimes contre l'humanité. Comme une vingtaine d'autres suspects, il a fait l'objet de plaintes déposées par le Collectif pour les parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Mais les procédures sont longues, la détermination des victimes et de leurs représentants soumise à rude épreuve. Plane le risque de voir la justice s'essouffler, l'opinion publique oublier ou s'interroger sur la nécessité de juger des crimes anciens commis à des milliers de kilomètres de là.

La France n'a pas été prompte – c'est un euphémisme – à donner suite aux accusations portées à l'encontre de présumés génocidaires devenus résidents français. Bien qu'il ne s'agisse pas d'établir un palmarès en la matière, rappelons qu'en Belgique, l'arrestation de suspects pour génocide date de 1995, qu'elle a donné lieu à un premier procès en assises en 2001. Un professeur d'université, un ancien ministre et deux religieuses ont été condamnés. Depuis, trois autres procès – moins médiatisés – ont amené d'autres condamnations, en Belgique, en 2005, 2007, 2009. Au Rwanda, les gacaca (prononcés gatchacha) avaient été réactivées pour juger un nombre important de personnes impliquées dans les massacres. Elles ont assuré, vaille que vaille, le jugement de milliers d'acteurs du génocide. Ces juridictions populaires inspirées des assemblées de sages sont closes depuis plus d'un an. De même, le Tribunal pénal international pour le Rwanda(1) basé à Arusha en Tanzanie devrait fermer ses portes à la fin de l'année.

Car, vingt ans, cela peut paraître une éternité. Voire relever de l'histoire ancienne pour ceux qui voudraient passer à autre chose, oublier…, pour les plus jeunes aussi. Dans les collines du Rwanda, ils sont nombreux les moins de vingt ans. Et pourtant, vingt ans, ce n'est rien pour panser les plaies profondes laissées par un million de morts. Cela apparaît aussi trop court à l'échelle de la justice. Cette justice qui “réhabilite la mémoire des victimes, les ressuscite le temps d'un procès”, cette justice indispensable au travail de mémoire, à la voie du deuil. “Nous les vivants, les survivants, nous avons le devoir d'exiger que justice se fasse”, explique Dafroza Gauthier du CPCR, en parlant de son combat(2). La case justice n'est-elle pas un passage obligé pour emprunter le chemin d'une paix durable? L'ancien juge d'instruction Damien Vandermeersch, qui s'était vu confier les “affaires Rwanda” en Belgique, le croit fermement.

Dans un livre tout récent, intitulé Comment devient-on génocidaire ?(3), l'homme encore marqué par sa mission, replonge dans l'effroi, l'inexplicable. Il décrit les logiques collectives qui semblent avoir conduit des gens ordinaires aux crimes de l'extrême. On y lit la recherche du pouvoir sans partage, le déploiement d'une idéologie extrémiste basée sur la peur de l'autre, le contexte de guerre et l'extension de la notion d'ennemi aux civils Tutsis, puis aux Hutus qui n'entraient pas dans la logique de la solution finale… Là encore se trouve un nœud pour l'entendement. Certains ont résisté, d'autres pas. Certains ont fui, d'autres pas. Certains ont tué, d'autres pas. Pourquoi l'ensemble n'a-t-il pas pris la voie de la modération, de l'acceptation de l'autre?

Aujourd'hui, il en est qui invoquent l'absence de choix – c'était eux ou moi –, la légitime défense, les ordres, la folie… Qu'en est-il de la reconnaissance des responsabilités? Certes, le retour à la paix se traduit d'abord par le silence des armes, par le rangement des machettes. Certes le rapprochement entre victimes et assassins ne se décrète pas. Mais “enfouir les crimes sous les limbes de l'oubli 'peut' laisser la porte ouverte à l'impunité”, rappelle l'avocat. Ajoutons que refermer les portes de la mémoire – même extrêmement douloureuse – n'aide pas à vivre mieux. Le “plus jamais ça”, répété avec force et épouvante en d'autres temps, risque de résonner encore vainement.