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Des corbeaux dans un ciel noir

Des corbeaux dans un ciel noir © Rue des Archives/REPORTERS

En juin 2013, le Service d'information et de recherche sociale (Sirs) présentait son nouveau projet : un site Web destiné à recevoir les dénonciations de fraude sociale portées par les citoyens. Avec ce nouvel outil, l'organe qui traque le travail illégal et la fraude sociale souhaitait faciliter les dénonciations. Y compris… anonymes.


C'est en partie l'anonymat qui a soulevé toutes sortes d'émotions, du dégoût à l'indignation, du côté des politiques, des acteurs associatifs, des employeurs… “Encourager la délation anonyme rappelle les pages les plus sombres de l'histoire, réagissait, scandalisé, Alexis Deswaef, président de la Ligue des droits de l'Homme. Un tel outil ferait jouer au citoyen “un rôle de flic qui n'est pas le sien” et participerait à la construction d’une “société de la méfiance”, ajoutait- il. Topo : le site sera opérationnel dans quelques mois mais exit l'anonymat. La carte d'identité du dénonciateur sera requise pour dénoncer untel qui travaillerait au noir ou unetelle qui percevrait injustement des allocations de chômage.

Un nouvel outil pour encourager la délation? Il semble que le Belge ne l'ait pas attendu pour la pratiquer. En matière de fraude fiscale, par exemple, le nombre de dénonciations ne cesse d'augmenter. En 2013, 2.610 d'entre elles, anonymes ou non, ont été déposées au Service public fédéral des Finances, soit le double de l'année 2012 (1.221) et quatre fois plus qu'en 2010 (540).

S'il est évident que la fraude doit être combattue, une question émerge : pourquoi le citoyen endosse-t-il la fonction de contrôleur jusqu'ici raisonnablement confiée à l'administration? “L'image du fraudeur fiscal s'est véritablement dégradée ces derniers mois, explique Florence Angelici, porte-parole du SPF Finances au journal Le Soir(1). La crise a laissé des traces et les gens supportent sans doute de moins en moins l'inégalité fiscale”.

Sous le nuage de l'austérité, les contribuables excessivement solidaires du fisc sont comme “convaincus” que leur dénonciation sera suivie d'effets. En plus de la tempête économique, les crises familiales et professionnelles sont aussi déclencheurs de vents de vengeance. D'ailleurs, parmi les plaintes pour fraudes fiscales, beaucoup sont déposées à l'encontre d'un-e exconjoint-e ou d'un-e ex-patron-ne.

Quelle considération donner à la délation? Quel sort réserver au délateur qui agit dans la pénombre de l'anonymat pour nuire à autrui? Ces questions ont animé François de Pange au lendemain de la révolution française, précisément à l'heure où le peuple acquiert sa souveraineté et se sent libre de colporter toutes sortes d'accusations, fondées ou non. “Le nombre de ces imposteurs doit s'accroître en raison de la facilité de leur métier, c'est-à-dire, sans bornes, écrit-il(2). Pour plaire au grand nombre qui désire, ils calomnient le petit nombre qui jouit. […] Qu'ils ne cherchent pas à donner des preuves ; les assertions suffisent : il ne faut pas même que les inculpations soient probables. Moins elles auront de vraisemblance, plus elles trouveront de crédulité ; car le merveilleux répandu dans un récit inspire à l'imagination autant de besoin de croire qu'il donne à la raison de sujets d'en douter.

Les nuages noirs de la crise poussent un nombre croissant de corbeaux à s'y cacher. Dans un contexte socio-économique difficile, le danger est de voir “le grand nombre qui désire” se sentir pousser des ailes de dénonciateurs, pensant ainsi contribuer au projet d'une société plus juste. Une telle société ne se construit pas individuellement dans l'ombre, elle se façonne collectivement, à découvert, et dans un climat de confiance.