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Des bulles de silence

Des bulles de silence © Pixabay

On définit le silence comme l'absence de bruit, le fait de ne pas parler, de se taire. Selon ses modalités d'apparition et les subjectivités de chacun, il apporte sérénité, recueillement mais peut aussi faire surgir l'inconfort, voire l'angoisse. Notre société accoutumée au bruit l'a progressivement rejeté hors de nos vies quotidiennes. Le silence, pourtant, modifie profondément notre rapport au monde.


"Le silence n'est pas l'absence de sonorité, un monde sans frémissement, étale, où rien ne se ferait entendre. Le degré zéro du son n'existe pas dans la nature", explique David Le Breton, anthropologue, dans un essai baptisé Du Silence (1). Cette sensation du silence, le promeneur parcourant la nature l'a déjà éprouvée : le bruissement des feuilles, le battement d'aile des canards sauvages lors de leur envol, le clapotis de l'eau à la surface d'une mare, le craquement des branchages sous ses propres pas... Confronté à l'absence de l'activité humaine, on découvre ces mille bruits qui peuplent le silence de la nature.

Dans sa solitude sous-marine, le plongeur est privé du droit à la parole. Quelques signes lui suffisent pour indiquer à ses com pagnons que tout va bien, que la palanquée peut continuer à onduler dans les profondeurs. Dans l'étreinte des flots, il fait face aux scansions de sa respiration. Son corps se mue en caisse de résonnance de ses bruits intérieurs : le battement du coeur se fait sourd, la respiration se renforce. Dans ces circonstances où l'on est attentif au silence peut apparaitre "une émotion de se sentir appartenir pleinement au monde. Le silence donne une épaisseur qui bouleverse la conscience et parfois même la modifie", écrit David Le Breton.

Entre le silence, les mots

On n'y prête pas toujours attention. Et pourtant, le silence existe même lorsqu'on parle. "Le langage n'existe pas sans la ponctuation du silence qui le rend intelligible", exprime l'anthropologue. Celle-ci requiert une compétence dans son usage ou dans sa rupture sous peine d'introduire le malaise." Il l'illustre avec la figure du bavard. Lui dont la parole se transforme en un flux ininterrompu et inarrêtable. Comme un fleuve sorti de son lit, elle inonde la conversation, la rend impossible. L'autre n'est plus qu'un prétexte, un miroir de sa propre image.

Construction sociale, le silence se trouve plus ou moins valorisé selon les cultures. "La sobriété de l’Amérindien Athabaskan, ses pauses plus longues, ses tours de paroles qui n'engrènent pas aussitôt sur le silence de son interlocuteur, désarment celui qui n'est guère accoutumé à ce mode de discussion et l'incite à projeter des stéréotypes négatifs à son encontre sans concevoir un seul instant que lui-même pourrait se voir attribuer des stéréotypes inverses : bavard, envahissant, superficiel, nerveux, agressif…", clarifie David Le Breton.

Une société du bruit

En Belgique, rares sont les espaces encore dévolus au silence. L'urbanisation grignote de plus en plus les espaces jadis propriété de la nature. Bruits de moteurs, coups de klaxon, sirènes d'ambulances… Nous sommes continuellement prisonniers d'un univers extrêmement bruyant. Pas forcément plus qu'avant, indique l'historien Alain Corbin dans Histoire du silence, de la renaissance à nos jours.

"Le bruit de la ville, devenu autre, n'est sans doute pas plus assourdissant qu'au XIXe siècle. L'essentiel de la novation réside en l'hypermédiatisation, en la permanente connexion et, de ce fait, en l'incessant flux de paroles qui s'impose à l'individu et qui le conduit à redouter le silence." (2)

Perpétuellement sollicités donc, même lorsque c'est évitable. Certains ont entamé la lutte. Pipedown, une association anglaise militant pour le retrait de la musique dans les ma gasins, a engrangé une première victoire. Suite aux centaines de courriers envoyés par l'association, l'enseigne Marks & Spencer s'est engagée à supprimer la bande son de ses boutiques (3).

Car le besoin de silence n'est pas qu'un caprice, souligne le psychiatre Christophe André : "La science le confirme. De nombreuses études ont mis depuis longtemps en évidence les effets stressants des environnements (sonores) agressifs : pas seulement sur nos oreilles, aussi sur notre bien-être et nos performances" (4). Il milite pour une écologie du silence, qui protégerait les temps mais aussi les lieux de silence. Afin que ceux-ci restent accessibles à tous.

Certainement, nous gagnerons à réapprendre à être en silence. Qui, lorsqu'il est choisi, devient complice. Et en dit beaucoup plus que les mots.