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Un petit bonhomme de chemin... 

Un petit bonhomme de chemin...  © Pixabay

Jamais l’information n’a été aussi précise et disponible sur les mécanismes menaçant la viabilité de la planète et la santé de ses habitants. Pourtant, nous continuons à emprunter les mêmes voies, les mêmes chemins de développement qu’au 20e siècle. Que cache cette surdité ?


Depuis deux mois, la Belgique est engluée dans un énième scandale lié à la qualité de sa chaîne agroalimentaire (affaire Veviba). Après le boeuf aux hormones, la "vache folle", la dioxine dans les poulets, les oeufs au fipronil…, nous voilà à nouveau gagnés par le doute : rien n’a-t-il donc changé dans nos assiettes ni dans ce qui, en amont, les alimente ? Il y a quelques mois, un producteur célèbre d’Hollywood (Harvey Weinstein) a fait l’objet de révélations sur son comportement prédateur envers les femmes. L’affaire s’est transmise comme un virus à la planète entière au point de faire naître l’espoir d’un bouleversement des rapports hom - mes/femmes, marqués jusqu’alors par diverses formes de sexisme.

Apparemment sans aucun lien, ces deux affaires questionnent, toutes proportions gardées, la notion de "seuil critique", de "point de basculement" : quel degré de saturation faut-il atteindre avant qu’une forme de changement profond s’engage ? Certes, discours et mentalités peuvent évoluer. Mais les pratiques et les comportements, eux, restent parfois désespérément stables dans une série de domaines. Ouvrons la réflexion sur un troisième thème – le réchauffement du climat – avec Guillaume Lohest, chroniqueur dans la revue Valériane (1). À la base du raisonnement : la planète se dirige droit vers ce fameux seuil de réchauffement de 2°C à partir duquel une écrasante majorité de scientifiques nous prédisent – excusez du peu – des changements irrémédiables de la biosphère. La majorité d’entre nous, pourtant, continuent à rouler seuls en voiture, à chauffer bureaux et logements à 20 °C, à prendre fréquemment l’avion ou à porter du textile importé depuis l’autre bout de la planète.

Les raisins de La Fontaine

Articulant les travaux de divers penseurs, la réflexion de Guillaume Lohest a l’avantage de dépasser les explications habituelles sur la lenteur des changements sociétaux, traditionnellement attribuée au poids des habitudes individuelles, à l’inertie des institutions ou aux pressions exercées par les lobbies. Ainsi en est-il, par exemple, de la notion de "dissonance cognitive". Lorsque le renard affamé de La Fontaine découvre que de superbes raisins, arrivés à maturité, lui sont inaccessibles, il les décrète pas encore mûrs et "bons pour les goujats". Il se persuade de l’inverse de ce qu’il sait ! De la même manière, nombreux sont ceux qui, bien que dûment informés de la réalité climatique, préfèrent qualifier de "trucs de bobos" les alternatives concrètes de production et de consommation.

Largement promues dans une série de documentaires à succès (Demain en tête), ces alternatives ne trouvent pas complètement grâce aux yeux du chroniqueur de Valériane. Non pas qu’elles soient inutiles ! Mais, même en s’éloignant volontairement de toute "écologie punitive" ou "écologie de la contrition", et même en mettant résolument à l’honneur des actions ludiques et "sexy" en faveur d’une planète plus vivable, elles n’atteignent pas leur objectif de contagion culturelle : la majorité des gens ne changent leurs habitudes qu'à la marge. Finalement, ni le précepte clé de Gandhi (se changer soi-même pour changer le monde), ni la fable du colibri de Pierre Rabhi (chacun fait ce qu’il peut à son niveau, même dérisoire), ne semblent suffire pour atteindre le seuil de basculement souhaitable.

Des pensées trop "installées"

Pourquoi ? À cause, d’abord, des "verrouillages socio- techniques", répond Lohest. Ceux-ci rendent bien complexe l’adoption d’autres schémas et d’autres modèles que "ce qu’on a toujours fait". Exemple : la filière Blanc-bleu-belge autour de laquelle, pour des raisons historiques, éleveurs, bouchers, vétérinaires et jusqu’aux consommateurs belges se sont longtemps ralliés parce que chacun y trouvait son avantage : une viande maigre et tendre, facile à découper, issue d’une bête aisée à soigner. Avant qu'émergent pratiques douteuses et discours critiques sur la surconsommation de viande. À cause, ensuite, de cet arrière-fond semi conscient de vérités toutes faites – maximes, bon sens, stéréotypes, dogmes, archétypes… – qui forme le socle de notre vision culturelle. Il y en a, à cet égard, pour tous les goûts : "L’Homme s’est toujours adapté", "L’Homme est un loup pour l’Homme", "Il faut de tout pour faire un monde", etc. La publicité est pour beaucoup dans cet "océan d’implicites", insiste Guillaume Lohest. "Nous savons pertinemment que nous consommons beaucoup trop, mais la puissance affective de l’environnement publicitaire, socialement accepté, nous glisse à l’oreille : 'n’en faisons pas un drame, c’est comme ça, c’est notre vie…'" Mort en 1977, le biologiste Jean Rostand s’inscrivait déjà en faux contre cette tendance à affirmer, réaffirmer, confirmer et se gargariser sans fin de ces "pensées installées". Pour rompre notre addiction aux certitudes, il proposait une formule choc : "Réfléchir, c’est déranger ses pensées".