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S'effacer de la Toile ?

S'effacer de la Toile ? © iStock

Photos de famille, souvenirs de vacances, carnets de voyage, nos vies d'aujourd'hui s'écrivent de plus en plus au format numérique, en mots mais aussi en images. Moments de vie immortalisés et partagés avec les amis, les proches, et pas que…


Cette exposition de la vie privée peut interpeller. On est là face à un phénomène nouveau, rendu possible par des objets dont l'existence est encore relativement récente. "Alors qu'il y a trente ans, filmer ou photographier était un moment exceptionnel réservé à certains, aujourd'hui, on envoie nos photos et vidéos en un clic via notre iPhone !", constate l'anthropologue Dominique Desjeux (1).

La définition de ce qui est intime ou privé – le rapport au corps, la famille, l'espace personnel, le couple… - dépend des époques et des cultures, des générations aussi. Elle évolue. Au 21e siècle, partager certains aspects de sa vie personnelle sur les réseaux sociaux semble banal, en tout cas pour les plus jeunes. "Quand les personnes âgées disent des jeunes qu'ils sont exhibitionnistes sur Internet, c'est donc absurde, parce que les jeunes ont une autre perception de l'intime", explique Dominique Desjeux.

S'afficher dans l'espace numérique répond à un besoin bien naturel d'appartenance et de reconnaissance qui lui, a sans doute toujours existé. Ce sont les outils qui ont changé, et qui posent des questions nouvelles. Ce qui est particulier, par exemple, c'est que la communauté au sein de laquelle nous racontons nos vies et exprimons nos opinions s'est élargie. Elle rassemble dans une même sphère, indistinctement, la famille proche et éloignée, les amis, les connaissances, parfois les collègues ou les anciens camarades d'école avec lesquels on n'a pourtant plus vraiment de contacts…

Des frontières plus floues

On croit savoir avec qui on partage, mais ce n'est pourtant plus aussi sûr que quand on sortait un album de photos pour le feuilleter avec des proches dans son salon. Quand on a 637 "amis" sur Facebook, ou même seulement 128, il est difficile de réaliser que les photos de nos dernières vacances leur seront potentiellement accessibles à tous. Et qu'ils vont pouvoir les commenter comme ils le souhaitent. Car ce qui est nouveau aussi, c'est que les contenus que nous livrons sur Internet peuvent être relayés, partagés, de telle sorte qu'à un moment, ils ne nous appartiennent plus, ils deviennent publics. Même si c'est dans un cercle plus ou moins restreint, nous sommes souvent plus exposés que nous ne l'imaginons.

"Un tas d'informations sur moi peut transiter et devenir visible à mon insu : le lieu où je suis, l'activité que j'ai faite, le jeu auquel j'ai joué, le site que j'ai visité, etc. ; comme tout est lié, tout est dévoilé, explique Fanny Georges, spécialiste de l'identité numérique (2).

Quand la Toile devient un écheveau…

À partir du moment où l'on dévoile un peu – ou beaucoup – de sa vie privée sur Internet, on ouvre une porte qu'il est difficile de refermer. Plus on montre de soi, plus il est difficile par la suite de cacher quelque chose.

C'est quand cela dérape qu'on le réalise. Une amitié qui se défait, un couple qui se sépare… Lorsque, pour une raison ou une autre, nous souhaitons restreindre l'accès à nos données, ce n'est pas toujours évident. Il est possible de "bloquer" quelqu’un, de reconfigurer son profil afin de le sécuriser davantage, mais cela ne suffit pas nécessairement. On connait tous des personnes qui ont été "espionnées" sur le web – par un ex, un camarade de classe ou un "fan"…

 Le droit à l'oubli ?

Couper les ponts, numériquement, n'est pas si facile. Et quand, pire encore, un contenu est sorti du cercle restreint dans lequel on croyait l'avoir circonscrit, par la faute d'une personne malveillante, ou juste mala­droite, cela peut devenir une vraie galère, comme le décrit très perti­ne­m­ment la romancière Hélène Gestern dans une fiction parue en 2014 (3).

Pourtant, la vie est ainsi ; elle est faite de ruptures, de changements… Notre identité évolue et nous aimerions parfois pouvoir faire le tri dans nos souvenirs, gommer certaines publications… Or, c'est un travail fastidieux, voire, dans certains cas, impossible. Et d'un point de vue juridique, comme le précise Antoinette Rouvroy (4) : "le droit à l'oubli  sur Internet (5) est difficile à rendre effectif, parce qu'on ne maîtrise pas les trajectoires des informations qu'on poste".

Un art qui s'apprend

Cette juriste préfère parler de "l'art de se faire oublier", un art "utile, légitime, nécessaire en certaines circonstances." Et de conclure que "comme tout art, ce n'est pas inné, c'est une pratique qui demande de l'éducation."

Plutôt que de se fermer totalement aux possibilités d'expression de soi et de "reliance" qu'offrent les réseaux sociaux, il est sans doute plus utile d'en apprendre les codes et d'y redéfinir les lignes de son intimité en connaissance de cause.

Et certes, nous avons encore le droit de prendre nos vacances du web, de nous perdre dans la nature, sans laisser de traces numériques, si nous en avons envie…