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Rien de tel qu'une image

Rien de tel qu'une image © ANADOLU_BELGAIMAGE

Une photographie forte peut secouer les consciences et pousser à l'action. Celle du petit Aylan va-t-elle encourager le maintien d'un vrai débat sur les migrations en Belgique et en Europe ? C'est le moment mais rien d'ambitieux ne vient. Comme une extinction de voix politique. Un terrain fertile pour le racisme décomplexé.


Couché sur une plage de Bodrum, sa tête s'expose aux vagues. Ces mêmes flots qui lui ont pris la vie lui caressent maintenant les cheveux. T-shirt rouge, short bleu, Aylan semble endormi sur cette plage de Turquie. Il laisse dans le sable un dernier souvenir de lui : l'empreinte du visage d'un garçon de trois ans. Un garçon qui voulait vivre en paix.

Ces mots sont-ils assez forts pour décrire l'horreur de la scène ? Certainement pas. Des mots comme ceux-là ont déjà raconté, et à maintes reprises, comment des familles sont forcées de fuir, comment des radeaux sont largués en mer, comment des embarcations sombrent, comment des corps coulent. Ces phrases n'ont pas pour autant remué suffisamment les consciences. L'image de cet enfant de Kobané, si. "Les photographies ont aujourd'hui, sur l'imagination, le type d'autorité qu'avait hier le mot imprimé, et avant lui la parole. Elles semblent être tellement réelles", disait, en 1922, l'écrivain et journaliste américain Walter Lippman (1), alors que la photographie était balbutiante. Aujourd'hui, les mots ne suffisent plus. Il faut une image.

Quelle est la capacité d'une photo à mettre un terme aux horreurs du monde ? La petite fille brûlée au napalm, photographiée par Nick Ut en 1972, n'a pas marqué la fin de la guerre du Vietnam. Celle du chinois faisant face à une ligne de chars sur l'avenue Chang'An (photographe : Jeff Widener) n'a pas empêché les autorités chinoises de balayer le Printemps de Pékin en 1989. Kevin Carter n'a pas résolu le conflit soudanais en diffusant la photo de cet enfant famélique guetté par un vautour. Les photographies n'arrêtent pas les événements qu'elles dénoncent. Elles impulsent cependant un sursaut d'émotion qui peut influencer le cours de l'histoire. L'émoi suscité par Aylan échoué sur une plage turque sera-t-il suffisant pour prendre la mesure de "la pire crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale", telle que le fait remarquer François De Smet, directeur de Myria (anciennement Centre fédéral migration) ? Rendra-t-elle plus humains les protectionnistes camouflés d'une Europe recroquevillée sur elle-même et qui amnésient son histoire ? Cette photo peut changer le cours des choses. Il faut pour cela passer de la parole aux actes.

Problème : personne n'a encore entendu de paroles convaincantes… La migration est un sujet sensible, qui plus est dans un contexte de crise économique et sociale. Il y a pourtant urgence à porter le débat à sa juste hauteur et entendre d'autres voix que celles qui cultivent le repli et la peur. Non, les demandeurs d'asile ne prendront pas le travail des Belges. Au contraire, ils semblent constituer un apport positif sur la croissance économique des pays où ils travaillent. Non, les musulmans ne deviendront pas majoritaires. Ils représentent aujourd'hui 6% de la population belge. Non, les migrants ne viennent pas pour profiter du système de sécurité sociale belge (lire ci-contre). Ils sont avant tout déplacés de force et désirent mettre leurs familles à l'abri de la mort. Mais quel décideur osera le dire ? Pas de mots…

Depuis des semaines, des citoyens et des associations sensibles à la cause des migrants sont actifs devant l'Office des étrangers à Bruxelles et ailleurs en Belgique. Et que fait l'État fédéral ? Il gère, façon "essai-erreur", une crise migratoire jamais égalée. Au point qu'en Région de Bruxelles-Capitale, les organisations syndicales et mutuellistes de tous bords s'indignent de son manque d'implication, alors qu'il est "parfaitement en mesure de faire face à la situation, pourvu qu'il le décide"(2). Leurs revendications : des moyens humains et matériels supplémentaires pour le traitement administratif des demandes d'asile à l'Office des étrangers et un hébergement "en dur", 24h sur 24 et disposant du confort sanitaire nécessaire pour accueillir ceux qui fuient la guerre. Bref, une réponse humaine.

Logiquement, dans le sillon de l'émotion suscitée par la photo de Aylan, doivent s'inscrire des mots et des actions. Sans cela, le pays est aphone. Aphone et inhumain.