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"Résistances intimes"

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Notre époque est pareille à un "tourbillon". Tout se modifie de manière incessante et tout semble possible. Tantôt c’est fascinant. Tantôt c’est repoussant voire dévastateur. Pour vivre dans l'époque et agir sur le monde, l'homme pourrait cultiver la force du soi.


Pas banal comme suggestion, celle du philosophe belge Pascal Chabot. Habituellement, on qualifiera de narcissisme voire de nombrilisme, le fait de se centrer sur soi. Ici, le souci de soi préconisé n'a rien du repli. Il s'agit en fait d'un chemin pour aller vers l'autre, une manière de s'ouvrir. L'auteur parle de "résistances intimes", invitant à descendre en soi et à laisser advenir ce qui s'y fabrique. Une zone où l'utile ne dicte pas sa loi, où il n'est pas question de "fonctionner" comme l'exige notre monde à ses bons soldats. Une part qui "dépend de nous", à l'heure où l'argent offre la puissance, les enjeux énergétiques dominent le monde, l'émotionnel régit l'action.

Avec le corps et les sens, 

Approfondir le soi... serait d'abord un exercice sensuel. "On existe par sa peau, avec son regard, en goûtant. On expérimente en touchant beaucoup, en écoutant le bruit du monde, en percevant sous le sens des mots l'intonation des voix (...) Toute existence est marquée par des moments, des rencontres, des états d'âme dans lesquels le réel s'est montré savoureux". La saveur d'exister nous façonne, dit le philosophe. Elle nous indiquerait ce qui nous importe vraiment.
 

Dans un espace temps ouvert

Approfondir le soi serait aussi prendre conscience de notre passé kaléidoscopique, des temporalités multiples que nous habitons. L'existence est en effet autre chose qu'une succession de plages horaires mises bout à bout. "Rien n'est jamais clôturé, estime Pascal Chabot. L'enfance n'est jamais totalement révolue, car la mémoire la revisite et la transforme. Telle liaison ancienne ne peut être considérée comme morte à jamais ou éteinte si elle vit encore, même floue, même évanescente dans les souvenirs. Notre identité est constituée par notre mémoire". Et c'est plutôt chahuté du côté de notre cerveau, à en croire le philosophe. Car nous passons d'un souvenir à un projet, à la réécriture d'un autre souvenir, etc. Le présent, le passé et le futur sont emmêlés.
 
Plus encore, notre mémoire dépasse notre almanach individuel, pour s'arrimer à la mémoire humaine. "Les époques anciennes continuent à vivre [aujourd'hui] sous la forme de souvenirs, de narrations et de référents". Nous sommes contemporains de bien plus que le moment ou l'époque que nous vivons.
 

Sur une base mobile 

Autre trame de l'être : l'équilibre. Certes notre époque apprécie les dépassements, les excès, les basculements, les innovations, etc. En bref, les déséquilibres. Pour l'auteur, ils ne peuvent exister sans leur contraire qu'est l'équilibre. Peut-être pourrions-nous donner de la valeur alors à l'art de la pondération ? Le cultiver à la manière du funambule.
 
Voilà des quêtes, des questionnements, des prises de conscience qui pourraient nous amener à être davantage acteurs de nos destinées.
En outre, "ce qui dépend de nous", loin de se dérouler dans l'enclos de notre petit quant-à-nous relève davantage de la force "irradiante". Pascal Chabot la voit comme "une énergie fondamentale capable de rayonner" et de "communiquer un peu de cette saveur d'exister, de cet équilibre et du sen timent d'un immense non finito qui relativise si bien l'orgueil d'une civilisation oublieuse de l'essentiel".
L'appel est lancé à une transition intérieure. Nous aidera-t-elle à résister au tourbillon et à faire sens ? On ne risque rien d'essayer. Même si une chose est certaine, le chemin sera plutôt labyrinthique et délicat. Rien de comparable à l'efficacité quantifiable que nous avons l'habitude de tenir à l'oeil.
 
>> Pascal Chabot, Exister, résister. Ce qui dépend de nous, éd. Presses universitaires de France, 2017.