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Quand les mots remplacent la pensée

Quand les mots remplacent la pensée "Comment pouvons-nous laisser des mots coloniser notre cerveau, au point qu’on ne s’aperçoit même plus qu’ils fonctionnent comme des slogans de pub".
© Istockphoto

Un tempérament, un look, une capacité à frapper sous la ceinture qui priment sur un programme politique. Bienvenue au cœur de la campagne présidentielle américaine. Des ping-pong verbaux à chaud, des apparitions médiatiques en mode "flash" qui étouffent les réflexions de fond et le débat démocratique. Bienvenue au cœur de l'actualité belge. Décidément, notre temps vit de slogans. Quelle épouvantable impression !


"Nous vivons dans un monde de mots, et nous ne vivons pas assez dans un monde de phrases", regrettait récemment l'écrivain français Charles Dantzig sur les antennes de la Première. De nos jours, poursuivait le romancier belge Grégoire Polet, "il ne s'agit plus de réfléchir à quelque chose, voire de penser au bien commun. Il s'agit seulement d'avoir une opinion et de vociférer".

Invectives simplistes, réactions émotionnelles… mieux vaut en effet avoir le sens de la formule pour exister sur une bonne part de la planète médiatique. Quitte à pousser très loin la caricature, à risquer le ridicule, à abandonner tout usage de sagesse.

Les 140 caractères maximum au compteur des twittos, les dix à trente secondes au chrono des spots publicitaires : voilà les formats dominants. Ils recèlent parfois de petits bijoux mais contraignent trop souvent aussi à des raccourcis plus que maladroits.

Les débats non passionnels se font rares. L'exposé serein d'une position argumentée semble déserter de plus en plus nos supports d'information. Jugé trop ennuyeux sans doute. Trop complexe aussi. Trop lent pour nos vies impatientes de se hâter.

Jungle, n.f. : formation végétale…

Dans ce rythme pressant, les dérapages se multiplient et s'étalent. Au point de faire naître un art : celui de rebondir sur le "buzz", en buzzant soi-même, en enchainant les slogans. Parfois sans trop se poser de questions, sans trop se demander si nos mots ne dépassent pas notre pensée, sans trop réfléchir à l'air du temps auquel nous participons.

Un exemple dans l'actualité ? La "jungle de Calais". La chroniqueuse Myriam Tonus invitait récemment à nous arrêter un instant sur l'énoncé. "Qui donc un jour utilisa ce terme ? Qui désigna par le mot 'jungle' le camp de fortune à Calais où l’on avait regroupé ces milliers de réfugiés rêvant de l’Angleterre ? Pourquoi le mot 'jungle' s’est-il imposé comme par nature, autant que banane désigne un fruit et vélo un moyen de locomotion ? Il n’a pourtant rien d’anodin ! La jungle est un lieu de périls, où l’on peut se perdre, mais surtout rencontrer des animaux dangereux qui s’y tapissent. Parler de la 'jungle de Calais' c’est, sans même s’en rendre compte, transformer en menace les hommes, les femmes, les enfants qui y sont parqués ; c’est les renvoyer au monde sauvage, par opposition à la civilisation censée être nôtre. C’est aussi lénifier à peu de frais d’éventuelles mauvaises consciences : un camp de réfugiés mérite attention et action ; la jungle, on l’abandonne ou on la rase."(1)

La théologienne interpelle : "Comment pouvons-nous laisser des mots coloniser notre cerveau, au point qu’on ne s’aperçoit même plus qu’ils fonctionnent comme des slogans de pub que l’on est prêt à reprendre en chœur ?"

Mijoter à l'intérieur

Pourtant, on continue d'enseigner aux jeunes générations qu'il faut peser ses mots – déclinaison contemporaine du désuet : "tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler". On les invite à se méfier de la fulgurance de la communication électronique. Le Net, leur dit-on, est un fabuleux outil d'information à condition d'y naviguer armé de sens critique (2).

La patience est une vertu, répète-t-on. La réflexion et la créativité s'accommodent mal de l'urgence… Dire l'importance de prendre du recul, de s'interroger sans cesse, c'est bien. Le faire, c'est encore mieux. Prendre le temps de penser n'est pas négligeable, à l'image "de ces moments perdus de l'adolescence, où l'on peut rester une demi-journée allongé à regarder le plafond, où rien ne bouge au dehors, mais où ça mijote à l'intérieur" (3).

Qu'ils sont précieux ces moments de maturation – pas nécessairement longs mais si difficiles à placer à l'agenda. Ils garantissent des échanges constructifs, une opinion publique réfléchie. Car, les débats passionnés ont quelque chose de passionnant, s'ils ne se réduisent pas à entonner des stéréotypes, s'ils se tiennent loin des simplismes méprisants, s'ils éveillent la curiosité, s'ils cultivent la bienveillance même dans l'impertinence (4).