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Ne pas se contenter de vivre ensemble

Ne pas se contenter de vivre ensemble © Jean-Marc Lallemand - Belpress

"Il est compliqué de haïr quelqu'un avec lequel on a construit un lien", rappelle l'auteur de la pièce Djihad, Ismaël Saidi. Il éclaire ainsi une piste pour remédier à la peur et à la violence ambiantes. Plus que le vivre ensemble, c'est l'agir ensemble qu'il faudrait cultiver. Alors, "action" ?


Partager un repas, sortir en boîte ensemble…, les exemples pris par Ismaël Saidi pour expliquer en quoi peut consister l'agir ensemble (1), semblent simples au premier abord. Détrompons-nous, ces actes ordinaires relèvent souvent de l'extraordinaire, quand on quitte notre petit réseau. Pourtant, ils ont le pouvoir de faire chavirer du côté de l'empathie. Avec eux, se tissent les liens qui nous font souvent défaut. Sans eux, la peur peut se frayer un chemin plus aisément dans nos esprits secoués par une actualité présentée de manière angoissante.

S'ignorer, un danger

L'équation désastreuse est connue depuis très longtemps : "L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine, la haine conduit à la violence…" C'était le constat du philosophe de langue arabe Averroès, au 12e siècle. Sa funeste spirale ne semble pas avoir perdu une ride. Son enseignement non plus. À l'heure où il s'agit de faire résistance contre la violence, ne devrions-nous pas remonter le fil vers ce qui la fait naître ? La méconnaissance de l'autre. Quand l'attitude privilégiée par les autorités après les attentats de Paris, c'est de se replier, de se retrancher derrière les portiques, les blindés et les "robocops", nouveaux habitués de nos lieux publics. Quand chacun – laïc ou croyant, d'origine belge ou étrangère… – s'enferme dans une dualité aux allures rassurantes où il y a "eux" et "nous". N'abordons-nous pas l'équation d'Averroès par le mauvais côté ? Focalisés sur la violence. Oublieux de l'ignorance.

Juxtaposés, pas vraiment ensemble

Nombreux sont ceux qui nous invitent à travailler notre regard. Quelques-uns suggèrent un pas de plus : celui de l'agir en commun. C'est le cas du pédagogue français Philippe Meirieu. Cet héritier des mouvements d'éducation populaire préfère résolument la notion de "faire ensemble" à celle de "vivre ensemble" qui peut s'apparenter à "une juxtaposition des indifférences" ou à la fragmentation autour de communautés d'intérêts (2).

Pour lui, grâce à l'action collective, on éprouverait la prise de responsabilité et l'autorité qui en découle. C'est le cas aussi d'Ismaël Saidi, aux yeux duquel le "vivre ensemble" a les allures d'une coquille vide. On peut en effet vivre sous un même toit, les uns au premier, les autres au troisième étage en toute indifférence. Comme on peut vivre dans un même quartier, un même pays, juxtaposés, compartimentés, en se négligeant mutuellement voire en se méprisant.

Quitter les images, pour entrer dans le réel

Pour ce "musulman d'ici" au parcours particulier – policier pendant 15 ans, aujourd'hui auteur et comédien – chacun doit "sortir de sa grotte" [NDLR : en référence à l'allégorie de la caverne de Platon], "accepter de voir l'autre comme il est", ne pas se cantonner à l'image qu'on a de l'autre, à la représentation qu'on a de lui. Et aussi "lui dire quand il déconne, quand il dépasse la limite, sans stigmatiser mais en donnant une impulsion. Cela peut paraître basique mais on peut ainsi faire pousser des choses".

Voici plusieurs années déjà, Ginette Herman, professeur émérite en psychologie sociale ou Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue Politique (3) suggéraient également qu'il n'y avait rien de tel que la mixité vécue, que les interactions concrètes, que les contacts réels, que les mises en présence, que le faire ensemble – comme le fêter ensemble – pour construire le nous.

Le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry : "On ne connaît que les choses que l'on apprivoise. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître."

Et s'apprivoiser

Pas évident à l'échelle de nos grandes villes où l'anonymat règne en maître. Pas évident dans nos vies souvent marquées par une gestion du temps orientée vers l'efficacité. D'autant que, pour créer des liens, la patience est de rigueur. Le poète nous prévient par la voix du renard dans Le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry : "On ne connaît que les choses que l'on apprivoise. Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître." Le renard "semblable à cent mille renards" qui demande au Petit prince de l'apprivoiser l'avertit. Il faudra prendre le temps, s'installer chaque jour un peu plus près. Il faudra des rites.