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Les corps invisibles

Les corps invisibles ©iStock

Ridé, fripé, défraîchit, tombant. Ce sont les mots que nos sociétés ont choisi pour (dis)qualifier le corps qui prend de l’âge. Alors, on le cache. Ce corps, la société n’en veut pas, ne veut pas les voir. Il dérange les diktats de la beauté imposés par un système capitaliste. L’invisibilité serait-elle la seule issue ?


Le film Scandale de Jay Roach, sorti le mois dernier, a fait couler de l’encre dans la presse. Si le long métrage parait, à première vue, engagé pour la cause féministe puisqu’il dénonce le harcèlement sexuel banalisé dans une chaîne de télévision américaine, il soulève néanmoins une polémique en sa défaveur : la représentation physique des femmes passé l'âge de cinquante ans. De nombreuses internautes ont exprimé leur déception devant le fait que les actrices, dont Nicole Kidman, ont eu elles-mêmes recours de manière abusive à la chirurgie esthétique, censurant ainsi les réalités du corps soumis au temps.
C’est que regarder son corps dans le miroir, lorsque la jeunesse s'éloigne, peut provoquer répulsion et aversion. Ce regard est sans doute d’autant plus sévère chez les actrices hollywoodiennes. Les épreuves du temps marquent un physique autrefois ferme et svelte. Alors, quand on atteint un certain âge ( 50 ans ? 65 ? 70 ? ), on préfère rester invisible ou se transformer à coups de bistouri. 

Les vieux : asexués ?

Dans la série des clichés sur les vieux, force est de constater qu’ils sont généralement associés à l’image d’un papy bienveillant et d’une mamie aimante qui consacrent leur vie à gâter leurs petits-enfants, à s’occuper de leur maison et de leur jardin. Mais dès qu’il s‘agit de mentionner leur sexualité et leur représentation physique, la parole se fige. On entre dans une sphère taboue.
S’il est vrai que la question du corps concerne tant les hommes que les femmes, ces dernières ont de toute évidence subi une pression plus tangible tout au long de leur vie et ce, depuis plusieurs siècles. Toute sa vie, la femme est confrontée à des modèles physiques et esthétiques inatteignables sous l’injonction d’un système commercial qui use et abuse de stratégies marketing pour lui vendre l’"image parfaite". Les industries cosmétique et pharmaceutique vendant pléthore de produits contre la prise de poids en sont les premiers bénéficiaires. Une analyse que pointe Mona Chollet, l’auteure de Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine. Elle fustige les dérives et l’instrumentalisation du physique par la société capitaliste, s’emparant des consciences féminines et d’un ordre établi à suivre au risque de ne pas être acceptée, d’être dévalorisée par soi et les autres…
Le rapport à soi se couple à l’estime que l’on a de soi. Le désir et les sentiments ne se déprogramment pas à l’âge de cinquante ans. Selon un article de Maïa Mazurette, journaliste pour le journal Le Monde, "les pires ennemis d’une sexualité longue durée ne sont d’ailleurs pas les limitations physiques, mais le regard des autres et de soi sur son corps. Elle développe : "La sexualité, y compris en institution, favorise les relations sociales, satisfait les besoins émotionnels et physiques, et reconnecte avec l’intimité (nos grands-parents sont multitâches, ils peuvent chouchouter leur potager ET leur jardin secret)." 

La culture à l’assaut du corps

Si Mona Chollet pose la question de l’aliénation féminine au corps, d’autres auteurs et artistes bousculent les tabous liés à l’image de ces corps vieux et craquelés. La bande dessinée à travers l’œuvre de Zidrou et Aimée De Jongh, L’obsolescence programmée de nos sentiments, dessine avec délicatesse les corps de deux sexagénaires et de leurs étreintes. La BD bouscule non pas les images véhiculées d’ordinaire dans l’espace public, puisqu’il n’y en a pas, mais bien nos représentations des corps, des sentiments, des vies des personnes âgées.
Le théâtre s’empare également de la question de la représentation de la femme de plus de cinquante ans avec la pièce "Celle que vous croyez", produite au théâtre du Rideau de Bruxelles. L’histoire d’une quinquagénaire qui s’invente un profil sur un réseau social et débute une histoire sentimentale avec un homme d’une quinzaine d’années son cadet. L’histoire singulière d’une femme tentant de se rendre visible aux yeux de la société qui a détourné son regard d’elle au fur et à mesure du temps qui passe.
Autre forme d’art pour aborder la question des corps : l’exposition "Ceci n’est pas un corps", visible à Liège, montre des statues de cire d’hommes et de femmes à taille humaine. L’une d’elles présente les corps de personnes âgées nues enlacées. L’enjeu n’est pas de représenter les corps des personnes âgées dans l’espace public. Il s’agit davantage de questionner le culte voué au corps.
La culture a cet effet de nous questionner sur nos acquis, nos idées reçues et notre perception de l’autre et de soi-même. Si notre rapport au corps relève de l’intimité, la société est également responsable du regard qu’elle pose sur les aînés. Car finalement, la beauté ne serait-elle pas une question culturelle et totalement subjective ? Et si on consent à cette idée, la complexité, la richesse et la diversité qui nous définissent ne suffirait-il pas à s’accepter ?