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La pauvrophobie ambiante

La pauvrophobie ambiante © iStock

Être sans le sou, tirer le diable par la queue ou vivre des fins de mois à racler les fonds de tiroirs, c'est le lot d'un nombre croissant d'entre nous. Un Belge sur cinq doit vivre avec un revenu sous le seuil de pauvreté (1). À la dureté de leur quotidien, s'ajoute la violence des (dé)considérations.


Fainéants, assistés, incapables, coupables de leur malheur…, on ne peut pas dire que la précarité suscite une déferlante d'empathie. Ci ou là un geste de charité exprime une forme de reconnaissance. Mais la suspicion règne davantage que l'invitation à partager d'égal à égal…

À lire la toute récente petite encyclopédie des idées reçues sur la pauvreté (2), on parcourt les pensées sombres, simplistes et finalement violentes qui ont pu nous traverser. Elles se répandent malheureusement, alimentées par des discours erronés, emplis de peur et d'hostilité, au point de devenir des "évidences" aux yeux de beaucoup. Un coup d'oeil ? "C'est pas le travail qui manque. Qui cherche, trouve"; "Les chômeurs vont ruiner la sécurité sociale"; "Pour sortir de la pauvreté, il faut juste de la volonté"; "Les pauvres sont des profiteurs"… Autant d'idées fausses que viennent ébranler des constats sans appel. "À Bruxelles, pour sept personnes qui cherchent du travail, il n'y a qu'un seul emploi disponible. En Wallonie, cette proportion est de dix pour un." "En Belgique, seulement 9% des dépenses de la sécurité sociale vont au chômage. 80% vont aux pensions et aux soins de santé." "En Belgique, un enfant de cadre supérieur a 53 fois plus de chance de devenir cadre qu'un enfant d'ouvrier." "En Belgique, on estime que 62% des personnes susceptibles de toucher le revenu d'intégration sociale (CPAS) ne le demandent pas".

Avec les services sociaux et ceux qui les fréquentent, le Forum – Bruxelles contre les inégalités a identifié 85 idées reçues. Chacune a été soumise à un expert qui s’est attaché à la déconstruire de manière argumentée, sur base des derniers chiffres et études disponibles. Il en va de la macro-économie à des considérations psycho-sociales.

Exemples ? Bruno Colmant démonte l'idée répandue que l'aide sociale va précipiter la faillite de l'État. Pas question pour l'économiste de renom de l'ULB de se passer de la Sécurité sociale ou de la réduire à peaux de chagrin. Par contre, il s'agit de la transformer, de se donner les moyens de réduire les inégalités croissantes en Belgique. Et cela est faisable si on globalise les revenus des contribuables (professionnels, immobiliers, mobiliers…), si l'on recrée une "véritable solidarité des plus riches vers les plus démunis". Avis aux politiques.

Avis aussi à chacun d'entre nous. En effet les idées fausses et "pauvrophobes" n'ont pas seulement trait à la chose publique. Nos jugements à l'emporte-pièce participent aussi à l'accablement de nos contemporains dans leur intimité. Combien de fois n'avons-nous pas entendu ou émis la réflexion suivante : "sont-ils vraiment pauvres, ces pauvres qui achètent un smartphone dernier cri ou un téléviseur à écran plat, alors qu'ils se plaignent de ne pas boucler leur fin de mois ?" Derrière la question se cachent – à peine – les accusations : les ménages pauvres sont incapables de gérer leur budget, de faire des choix raisonnables. Périne Brotcorne, chercheur à l'UCL, démonte cette idée. "Dans une société où le modèle dominant est l'Homo oeconomicus, (…) tous ceux qui sont incapables de participer au marché sont perçus comme exclus. La consommation représente alors pour les plus précaires un lien symbolique essentiel – parfois le dernier – qui les rattache à la communauté. De plus, les industries publicitaires ne manquent pas d'ingéniosité pour présenter l'acte d'achat comme le Graal du bonheur. Comme tout le monde, les moins favorisés sont soumis à cette insidieuse injonction : achetez pour exister !" Les biens à la mode nourriraient l'impression d'être comme tout le monde, d'être de ce monde.

Le 17 octobre marque annuellement la journée de refus de la misère. La refuser, ce n'est pas l'accabler, mais inviter les personnes qui en souffrent à co-construire un autre monde. À l'inverse de la violence des propos et des politiques qu'on leur impose. Le premier pas à poser, c'est de prendre conscience de la perte collective que représente la précarisation d'une partie d'entre nous. "Le potentiel que chaque individu a en lui et peut cultiver, quand il est dans le trop peu de tout, il est obligé de le manger pour survivre", obligé de le consacrer à des 'banalités' du quotidien. Ce constat de Christine Mahy (Réseau wallon de lutte contre la pauvreté) lors de la remise de son docteur honoris causa tout récemment à l'ULg, indique le chemin à prendre. Loin des reproches, de la discrimination, de la condescendance voire de l'oubli. Dans la considération d'égal à égal.