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L'homo digitalis risque l'amnésie

L'homo digitalis risque l'amnésie © iStock

Voici huit années, la bibliothèque du Congrès américain et Twitter avaient conclu un accord pour archiver l'ensemble des tweets publics de la plateforme. Mais l'institution d'archivage annonce qu'elle renonce à la sauvegarde de tous ces messages postés sur le réseau social. De l'homme contemporain, on voudrait pourtant garder mémoire. L'humanité digitale est-elle vouée à l'amnésie ?


L'homme actuel est friand des échanges mitraillés par écrans interposés. Son histoire, il l'écrit de plus en plus depuis ses claviers miniaturisés. C'est là qu'il se décrit, s'exprime, interagit. S'y dépose un pan de son histoire, un pan de l'histoire de l'humanité version troisième millénaire. Mais le médium est furtif à bien des égards. La trace s'efface du champ d'attention (1) sous les posts qui affluent aux murs des Facebook et autres réseaux sociaux. Elle se perd sous la masse des nouveaux points de vue qui surplombent d'heure en heure – voire de minute en minute – les précédents états d'âme.

Des traces qui servent le commerce

"Pérenniser l'éphémère" (2), voilà le défi des archivistes d'aujourd'hui. Une gageure qui les laisse fréquemment désemparés, tant les données sont massives, en flux continu, à l'intersection des sphères publiques et privées. Ne nous y trompons pas, d'autres se les approprient, les interprètent et s'en servent. Ainsi, les grandes plateformes web, les "Gafa", pour Google, Apple, Facebook et Amazon, en tirent leur puissance. À ce jour, la seule entente qui existait entre une plateforme de média social et une institution non commerciale (la bibliothèque du Congrès) pour conserver documentation de ces échanges limite déjà ses ambitions. Certes, le passé des internautes permet de prédire le futur du consommateur. Les goûts du surfeur peuvent être anticipés, son panier personnalisé en fonction des clics qu'il a posés, des traces de comportements laissées par d'autres avant lui. Mais pour servir de matières premières aux études scientifiques, c'est plus compliqué. 

Une mine d'enseignement sous-exploitée

Or, "les pages publiques des réseaux sociaux constituent un lieu d'expression unique", explique Annick Le Follic de la bibliothèque nationale de France. Ils sont par exemple précieux pour étudier la réaction aux attentats terroristes, comme le tente le projet REAT (Réaction sociale aux attentats) (3). Ils sont déterminants pour analyser les campagnes électorales du moment, ce terrain largement commenté dans les médias. Des chercheurs y observent entre autres le passage d'une logique de persuasion (basée sur du contenu) à une logique d'activation relationnelle et personnelle. Des sociologues y détectent aussi le phénomène de "bulle filtrante" qui nous amènerait à ne fréquenter que des idées correspondantes aux nôtres, une polarisation réductrice, dommageable au débat.

Et pourtant ... Que de leçons tirer de cette mine de traces digitales. Que d'observations à poser sur notre société, par l'intermédiaire de ces sources virtualisées. Pour aujourd'hui, et pour demain. Le numérique possède un riche potentiel patrimonial. 

Comme l'exprime magnifiquement le Père Michaeel Najeeb, "on ne peut sauver l'arbre sans sauver ses racines" (4). Son épopée pour sauver des centaines de vieux manuscrits, lorsque Mossoul (Irak) tombe aux mains de Daech, inspire d'abord la surprise. L'urgence était-elle logée dans ces parchemins du IXe siècle, dans ces incunables ou dans ces traités de médecines d'un autre âge ? Très justement, le Dominicain nous rappelle que l'éducation et la culture libèrent. Elles aussi font barrages aux extrémismes. Et pour longtemps...