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Faire pousser des oasis de convivialité

Faire pousser des oasis de convivialité © Ulf Andersen

On ne compte pas les occasions de festoyer avec l'été, certainement. Mais aussi, bien au-delà. Festivités et autres festivals se multiplient. Ils sont autant d'occasions de poétiser notre vie… Car l'état du monde ne nous entraîne pas à respirer l'optimisme. Un vieux penseur interpelle.


Il est "une conscience du siècle", écrivent des journalistes qui ont rencontré Edgar Morin récemment. De fait, avec 94 ans au compteur et nombre d'années passées à triturer les questions qui se posent à l'humanité, le grand homme est empreint d'une aura de sagesse, d'expérience. Ses constats sont rudes et sans angélisme sur notre monde. Le parallèle qu'il établit entre le "somnambulisme" des années d'avant-guerre et celui d'aujourd'hui est glaçant. Il n'empêche qu'il conserve la conviction de l'importance de "continuer à semer".

Une crise de civilisation

"Notre civilisation qui a eu des vertus produit de plus en plus de carences et d'insuffisance", remarque Edgar Morin. Au rang des phénomènes à combattre, le résistant de la guerre '40 qui ne cesse pas de militer depuis identifie deux barbaries. L'une, malheureusement bien connue, faite de haine, de replis ethniques, nationaux, religieux, de mépris. L'autre, plus récente : la "barbarie glacée du calcul et du profit". Elle est "aveugle à l'humain", "nous transforme en objets de la compétitivité, de la rationalisation, de la marchandisation". Ne sommes-nous pas devenus des esclaves de la chronométrie ? Des humains focalisés sur les chiffres ? Des sous-développés en matière de spiritualité ? À l'heure où triomphe la quantité, Edgar Morin pose le constat d'une crise de civilisation. Le pessimisme est latent.

No future ?

Pourtant, le philosophe et sociologue de renom oriente aussi notre attention vers "une civilisation qui voudrait naître", celle de l'économie sociale et solidaire, "où renaît l'élan des mutuelles et des coopératives", celle des banques à micro-crédit, celle de l'économie participative, de l'économie circulaire, de l'économie écologisée… Celle du "bien vivre", du "buen vivir" (1) qu'il reprend au Bolivien Evo Morales, où l'épanouissement de soi ne se conçoit qu'à l'aune d'une communauté plus vaste : vivre dignement, dans le respect, la solidarité et l'accomplissement de soi. Les initiatives grouillent. Même si elles se heurtent au poids du profit, elles ont le mérite d'exister.

De ci, de là

Edgar Morin exhorte à aménager, ou à sauvegarder quand elles existent, des "oasis de convivialité". Il s'agirait de "revitaliser nos territoires", sans oublier "la grande solidarité qui nous lie à tous les humains". Pour être un peu plus concret, piochons dans l'une ou l'autre de ses suggestions. S'intéresser aux films iraniens, coréens, marocains, africains… Ils nous amèneraient à "ressentir en nous l'unité et la diversité humaine". Guider notre consommation avec le goût, la saveur, l'esthétique. Résister aux produits à obsolescence programmée en favorisant un néo-artisanat. On encouragerait alors un autre type de commerce. Enseigner à vivre autonome, responsable, solidaire et amical. Réformer la vie pour alterner périodes de vitesse ("qui ont des vertus enivrantes") et périodes de lenteur ("qui ont des vertus sérénisantes"). Etc.

Politiquement parlant, il n'y a rien à attendre des partis, d'après le philosophe français. Il croit davantage en un vaste mouvement venu de la société civile. Dans le style du belge Tout Autre Chose/Hart boven Hard (2), peut-être… Le problème serait de rassembler les forces vives et de donner à ceux qui aspirent au changement, le message qu'il faut le tenter.

De l'arbre à la forêt

"La route sera longue", prédit le co-auteur du Chemin de l'espérance (3). L'issue peut d'ailleurs paraître incertaine à celui qui écoute ou qui lit Edgar Morin. Mais l'homme fait preuve d'un volontarisme teinté de réalisme : il se voit comme un arbre dont les graines se dispersent au vent, et qui, peut-être, ne trouveront pas de terrains fertiles. Ou peut-être bien. Ce vendredi 28 août, au Brussels Creative Forum, sorte de salon de la culture à Bruxelles, la salle était comble pour l'entendre. Gageons que d'autres graines essaimeront.

>>> Plus d'infos : le dernier ouvrage en date de Edgar Morin : L'aventure de la Méthode, paru aux éditions Seuil, retrace son itinéraire personnel et donc aussi le cheminement de sa pensée.


(1) En savoir plus sur www.cncd.be/Le-Buen-vivir-un-laboratoire
(2) Mouvement citoyen né à l'été 2014 pour proposer des alternatives au modèle de société dominant et lutter contre l'austérité : www.toutautrechose.be
(3) Essai co-écrit avec Stéphane Hessel, un autre vieux sage décédé aujourd'hui, auteur du fameux ouvrage Indignez-vous, en 2010.