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Coopérer n'est pas collaborer

Coopérer n'est pas collaborer © Pixabay

À bas la concurrence. Vive la coopération, a-t-on l’habitude d’entendre. Et si nous dépassions cette opposition un rien simpliste pour devenir de vrais coopérateurs ? Adopter l'esprit de coopération nécessiterait de remettre en cause nos pratiques collaboratives. Rien de moins… C'est sur ce chemin, a priori étrange, que nous entraîne un économiste français. Une réflexion utile pour nous projeter comme acteur d'un monde meilleur.


Notre temps n'est-il pas l'âge d'or de la communication et de la collaboration ? Connectés à tout, tout le temps. Totalement acclimatés aux réseaux sociaux. En possible lien avec une multitude de personnes et avec leurs savoirs. À l'école, au travail, en tant que citoyen, nous sommes priés de collaborer. Mais derrière ce règne de la collaboration, l'éco - nomiste Éloi Laurent met en lumière le recul de la coopération, voire sa disparition. Et l'impact qu'il décrit ne man que pas d'interpeller : "des sociétés collaboratives d'où l'esprit de coopération disparaît sont des sociétés frénétiques mais dévitalisées ; nerveuses mais instables, et finalement conservatrices, car incapables d'innovation et d'adaptation". En bref, à cultiver le seul esprit collaboratif, nous nous retrouvons sans énergie vitale, sans élan profond, sans perspective d'avenir… Le tableau est sombre et les inquiétudes sont grandes, alors que nous avons à relever des défis de taille, pour le bien-être commun et pour notre biosphère, aussi.

Des visées différentes

Mais qu'est-ce qui distingue tant la collaboration de la coopération, aux yeux de l'économiste ? Il explique : "L’assemblage d’une voiture sur une chaîne de montage, par exemple, suppose la collaboration entre un certain nombre de techniciens, qui eux-mêmes exécutent les plans des ingénieurs : c’est un processus de division du travail tout à fait utile dans une économie. La collaboration, c’est une association dictée par l’utilité qui vise l’efficacité. La coopération, en revanche, c’est un processus de partage et d’élaboration des connaissances communes". Coopérer, c'est plus que mettre en commun. Coopérer, c'est "s'associer pour apprendre et connaître". Si collaborer, c'est "travailler ensemble". Coopérer, c'est "oeuvrer ensemble" : tous oeuvrent en pédagogue les uns pour les autres ; cela permet d'être créatifs, d'innover. Or, aujourd’hui, "la collaboration dévore la coopération", estime Éloi Laurent, constatant les logiques de performance, mal cachées derrière le joli mot de "collaboratif".

Partage déguisé

La Silicon Valley comme berceau de l'économie de partage ; les entreprises numériques Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), fleurons de l'industrie de la collaboration, sont-elles les lieux coopératifs que l'on croit ? Pratiquant l'optimisation fiscale, ils refusent de participer au bien commun. Derrière un mythe de partage, la privatisation des gains règne en maître. Avec son pendant, la mutualisation des pertes. Et ce, sans qu'aucune sanction ne les atteigne, ni même des sanctions dérisoires. Ces "passagers clandestins", comme les nomme Éloi Laurent, regroupant sous cette appellation les multinationales et les 1% de personnes les plus fortunées, contournent et ridiculisent les règles fiscales, le droit social. Ils découragent la coopération.

Restaurer l'envie

C'est pourtant là un autre défi de notre temps : faire contagion coopérative. Un détour par l'observation des comportements de joueurs dans des "jeux de biens publics" (utilisés en économie expérimentale) est instructif, à cet égard. 20% adopteront une attitude altruiste ; 30% celle des "passagers clandestins", c'est-à-dire la non-coopération ; 50% une attitude de coopérateurs conditionnels. Attentistes, ces derniers coopèrent spontanément mais peuvent cesser par la suite, sous l'effet de la déception, voire du ressentiment à l'égard des non-coopératifs. "L'instauration de mécanismes de sanction des tricheurs parvient à restaurer l'envie de coopérer". Voilà qui trace la voie à suivre en matière de politique fiscale notamment. À l'échelle nationale mais aussi européenne, il s'agirait d'endiguer la concurrence fiscale et sociale.

L'obstruction numérique

Parmi les nombreux enseignements que recèle l'essai de Éloi Laurent, on peut piocher celui-ci : la coopération requiert aussi du temps. Notre ère numérique n'est pas aidante en la matière : "l'interruption permanente de l'attention et la diversion constante rendent impossible la continuité requise par la coopération", estime Éloi Laurent. Plutôt que de soutenir notre esprit coopératif, nos pratiques numériques ont tendance à compliquer notre élan, à nous ralentir. Coopérateurs en herbes, soyons-y vigilants.