Lectures

Des histoires pour passer les murs

5 min.
© M. Cornélis
© M. Cornélis
Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Onze heures pile. Dans la classe d'informatique de l'école Escale à Ottignies, à un saut de puce de la clinique St-Pierre, un tapis coloré se déploie pour égayer l'espace, les chaises forment un arc de cercle, les enfants peuvent entrer. Ils sont trois, ce matin, à s'installer, curieux, face à Cécile et Anne.

"On va appeler les histoires parce qu'elles viennent de loin, introduit Cécile. Celle que je vais vous raconter, poursuit-elle, a traversé la mer pour venir jusque chez nous." Elle retourne son bâton de pluie pour évoquer dans leurs jeunes esprits l'image de l'eau qui coule. "C'est comme la mer", dit le plus jeune. "Oui, c'est la mer qui nous apporte une histoire, approuve-t-elle. Et cette histoire, elle vient d'un pays de soleil, d'un tout petit village du Maroc."

Le conte kabyle de Avava inouva est livré à ces oreilles attentives. Surtout à celles du plus jeune. Les deux autres, préados, semblent circonspects et presque gênés d'apprécier ce moment d'évasion qui leur est offert. Leurs regards semblent dire "c'est pour les gosses" mais ils n'en ratent pas une miette pour autant. Le talent de la conteuse, la vie qu'elle insuffle dans le récit, captent leur attention. Elle insiste sur certains mots, place des silences ci-et-là, soutient le déroulé de l'histoire avec des gestes…

Un bon quart d'heure passe. Le récit se termine par la mise à mort de l'ogre des collines qui dévora le grand-père de la petite Aïcha. Une fois tout ce petit monde remis de ses émotions, l'accordéon assure la transition avec le conte que Anne s'apprête à offrir aux enfants. "Moi je ne suis pas toute seule, s'écrie-telle avant de commencer. Vous avez vu que ça bouge un petit peu sur mes genoux." De son chapeau sort la queue d'un serpent de bois qu'elle manipule ingénieusement pour faire croire qu'il est en vie. L'attention des enfants est à nouveau captée. C'est gagné. Elle peut commencer le conte des trois soleils "pour faire de la force dans notre ventre, dans notre cœur et partout".

Place aux ados

La demie heure suivante est consacrée à un groupe de 13 ados. Eux aussi reçoivent deux récits des conteuses. Le premier est celui d'un vagabond qui avale un oiseau au chant magnifique. Le deuxième, celui d'un jeune Chinois orphelin pris sous la coupe d'un artiste-peintre à la retraite.

"Dans un ancien centre pour jeunes, j'ai participé à des ateliers contes de fées, raconte un participant. C'était beaucoup plus enfantin… et gênant ! Ici, ce sont des contes pour tous les âges : enfants, ados, adultes…" "C'est intéressant d'avoir deux conteuses qui nous offrent leurs histoires, souligne une autre. J'ai bien accroché parce qu'elles les ont bien racontées et qu'elles proposent des métaphores. Je repars de là avec deux histoires à raconter à mon tour."

"Nous sommes des petites souris…"

Depuis 23 ans, l'ASBL Hopi’Conte porte le conte là où les enfants sont en souffrance. Aujourd'hui, 11 femmes se rendent dans des écoles spécialisées, en prison lorsque les enfants y rencontrent un de leur parents, à l'Hô - pital Brugman, à l'Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola… Leur "engagement poétique", telles qu'elles aiment le nommer, consiste à porter les histoires "là où les murs se multiplient, là où les portes se ferment". "On a identifié les murs qu'on peut bouger. Nous voulons être de ceux qui les bougent, affirment-elles. C'est comme le chant : se retrouver soi-même et emmener l'autre dans ses émotions, la petite étincelle de joie qu'on a au fond de nous. Nous, les conteuses, nous sommes les petites souris qui grignotent les liens qui enferment, tels l'hôpital, la pouponnière, la prison…"

Christine, qui se rend au chevet de patients en fin de vie, considère son investissement chez Hopi'Conte comme l'addition de deux passions : la parole et le texte : "Le conte, c'est l'ouverture vers un espace de liberté. On sort tout à fait du service oncologie du CHU Saint-Pierre. On sort de la rue Haute. On sort de Bruxelles."

Ici, sur le site du Ponceau de l'école Escale, enseignement dit de "type cinq" qui accueille des jeunes de 6 à 21 ans sous certificat médical qui ne peuvent plus fréquenter leur école d'origine, le conte est offert pour "permettre aux jeunes de rêver et de s'identifier ou non à des personnages du conte ou à des situations, explique Véronique Deraeck, enseignante. Qu'ils soient petits ou grands, ils ne mettent pas toujours de mots sur leurs émotions, leur ressenti. Ce n'est d'ailleurs pas nécessaire car ça va cheminer."

Le conte, créateur de lien

Le conte n'a pas de but. Il a sa magie propre. Il retentit différemment dans chaque personne selon ce qu'elles vivent, expliquent les con - teuses. "Quand nous racontons, on donne gratuitement, soulignent-elles. Le conte n'a pas de but. Peut-être suscitera-t-il des pleurs parce qu'il touche une corde sensible mais ce n'est pas grave." Reconnaissons tout de même que le héros, souvent, est le petit, le fragile, le mal foutu… "Oui. C'est celui-là qui avance en lien avec les gens qu'il rencontre, en lien avec la nature… Il se retrouve lui-même et se découvre une certaine confiance. Sur le chemin, il trouve de l'aide et ouvre les yeux. Ces récits donnent beaucoup de confiance aux enfants malades !"

"Le conte, c'est aussi faire du lien, affirme Marie-Thérèse, conteuse de la première heure. Ma façon de raconter dépendra de la personne que j'ai en face de moi." "On vibre ensemble, confirme Cécile. Comme avec mes petits-enfants qui, à la maison, me demandent de raconter une histoire 'avec ma bouche', et pas avec des livres." Il s'agit d'être ensemble, avec le clin d'œil, l'éclat de rire, et de faire vivre l'histoire.

Le plus dur, c'est l'atterrissage

Toute histoire a une fin. Et lors qu'elle se termine, il n'est pas rare de voir surgir des larmes. Aux enfants plus fragiles, isolés, qui parfois resteront seuls après son départ, Cécile confie un petit caillou ou un fruit séché d'eucalyptus, comme pour prolonger ce moment. Ou, une fois la fin annoncée, un dernier conte est offert pour se quitter sans tristesse.

Mais des histoires touchantes peuvent aussi bouleverser ces conteuses, souvent dans des lieux de soins. Lorsqu'elles disent "à la semaine prochaine" aux enfants, c'est une manière de maintenir le lien, de se quitter sans tristesse. Un jour, un enfant répondit : "La semaine prochaine je serai dans les étoiles. Maman me l'a dit". Que dire à cela ? La conteuse lui a alors offert mieux que du réconfort : une ou deux histoires supplémentaires pour s'évader.

Un livre "testament"

Le saut de la grenouille revient sur 23 années d'"engagement poétique". À travers cet ouvrage, les conteuses d'Hopi'Conte offrent une immersion dans leur expérience.

Pour certaines, le conte, c'est la légèreté. Pour d'autres, c'est la bénédiction, ou le lien entre le corps, la voix, la mémoire… Nombreux sont les chemins qui y mènent ! Le livre récemment édité fait de ces routes, empruntées par les conteuses de l'ASBL, autant de chapitres ou de "portes" d'entrées.

Le saut de la grenouille, rédigé à partir des expériences des conteuses (1) d'Hopi'Conte, a pour objectif de compiler toutes les traces accumulées par ces femmes au fil des ans et de leurs interventions. C'est un héritage, un livre de maturité.

De page en page, des extraits de contes, des poésies, des photos, des croquis… tout ce qui fait la mémoire du projet depuis des dizaines d'années. L'ouvrage servira certainement de carburant à celles et ceux qui, comme ces conteuses n'ont pas peur de franchir des murs, souhaiteraient s'impliquer dans le projet. C'est donc aussi un désir de transmission vers les énergies nouvelles qui s'impliqueront dans le projet.


Pour en savoir plus ...

>> Le saut de la grenouille, Hopi'Conte au fil de l'eau • Ouvrage collectif • 2017 • 230 p • 25 EUR

Pour le commander : info@hopiconte.be • www.hopiconte.be