Films

Les belles couleurs du cinéma d'auteur

5 min.
© Belgaimage
© Belgaimage
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

On a peine à le croire mais, en 1959, les Bruxellois avaient 133 salles de cinéma à leur disposition sur le territoire des 19 communes pour assouvir leur soif de divertissement. Aujourd'hui, ils n'en disposent plus que d'une dizaine, dont l'essentiel se regroupe sous la bannière des UGC, Kinépolis et autres "multiplexes", spécialisés dans la diffusion de films à fréquentation massive.

Vu sous cet angle, on pourrait croire que les poids lourds du cinéma commercial ont définitivement mis KO les petites salles de projection, de même que le cinéma d'auteur qui aime y faire son nid. Erreur! Certes, en termes de fréquentation, les multiplexes installés dans la Fédération Wallonie-Bruxelles continuent à rafler largement la mise. La Belgique fut d'ailleurs la pionnière européenne, il y a près de vingt-cinq ans, dans l'édification de ces complexes cinématographiques à dix salles, sinon plus.

Le cinéma "popcorn et soda", comme aiment à le qualifier ses détracteurs (qui y regrettent l'omniprésence écrasante des superproductions françaises et américaines), draine toujours l'essentiel des foules avides de confort, prêtes à payer un droit d'entrée de 9 à 11 euros.

Ici et là, pourtant, subsistent des lieux de cinéma qui ne se conçoivent pas comme des antres strictement commerciaux. Pas nécessairement moribonds, ni même chancelants. "Une réelle diversité d'écrans existe en Wallonie et à Bruxelles, et même ne cesse de se développer", constate Barbara Garbarczyk, auteure d'un récent dossier chez Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises (SAW-B)(1). Et d'évoquer la démarche quelque peu singulière de ceux qui projettent ces films en version originale: non pas faire de l'argent, mais faire (re)vivre des quartiers ou des villages; favoriser les rencontres entre communautés et générations; faire réfléchir, rire et pleurer autour d'œuvres moins soutenues ou moins promotionnées par les "majors" du secteur...

Bref, en échange d'une somme plus modique (3 à 6 euros), exercer cette "passion de faire vivre un film: devant et avec un public".

Le phénomène Grignoux à Liège

À tout seigneur, tout honneur. À Liège, les Grignoux (500.000 entrées annuelles) s'apprêtent à souffler ce printemps leurs quarante bougies. Cette entreprise culturelle d'économie sociale emploie 115 personnes et exploite huit salles réparties sur trois sites (Parc, Churchill et Sauvenière), flanquées d'un café-galerie et d'une brasserie propice aux papotes d'"après-projection". L'ASBL a l'audace de programmer ses films d'auteur durant un minimum de cinq semaines. Elle ne craint pas la concurrence des blockbusters incarnée par le Palace (Kinépolis) et ses cinq salles. "Nous nous portons très bien, explique Pierre Heldenbergh, co-administrateur des Grignoux. Mais être en bonne santé tout seuls dans notre coin ne nous intéresse pas. C'est pourquoi nous apprécions - et même nous soutenons - la présence du Palace au centre-ville. Dans cette offre diversifiée, chacun fait vivre l'autre au plus grand profit de l'animation et de la sécurisation de la ville".

Namur, Charleroi, Mons... Ce rôle de promotion du retour dans les centres villes à travers le cinéma, divers collèges communaux l'ont bien compris, rachetant des salles menacées de disparition. Charleroi verra bientôt son offre d'art et d'essai passer d'une à cinq salles au Parc (ASBL) et au Quai de l'Image, en contrepoint au Cinépointcom, plus commercial.

Avec le Plaza, Mons est dorénavant assurée de conserver ses quatre salles pour le ciné d'auteur. Quant à Namur, après une longue période de flottement, elle verra bientôt son ex-Caméo inaugurer cinq nouvelles salles estampillées cinéma d'auteur et exploitées par... les Grignoux, sortis pour la première fois de leur enceinte liégeoise.

Ce coup de pouce des communes (également à Hotton, tout récemment), voire ce rachat pur et simple des bâtiments, ne suffit évidemment pas à garantir le succès du cinéma non (ou peu) commercial. Pour survivre, il faut faire bien davantage que projeter des films.

Aux Grignoux et ailleurs, on crée ou on coproduit des festivals, on associe le tissu associatif local à la programmation, on invite réalisateurs et comédiens à discuter avec le public lors d'avant-premières annoncées sur tablette et smartphone, on accueille des concerts ou des expos, on séduit les écoles (près de 15.000 entrées scolaires à Charleroi avec une seule salle!)(2), etc. Bref, on assure aux copies - aujourd'hui numérisées et plus rapidement disponibles - une durée de vie plus longue que les 90 ou 120 minutes de projection.

"En arrivant devant leur cinéma, les gens doivent se demander ce qui va leur arriver, explique Xavier Joachim, responsable cinéma au Centre culturel de Gembloux. À nous d'inventer ce petit ´plus´, cette petite surprise absente auparavant. Et qui leur donnera envie de sortir de chez eux malgré la concurrence du DVD et du téléchargement".

Centres culturels et ciné-clubs

À la campagne ou dans les petites villes, la situation est plus difficile. Souvent, ce sont les coûts d'entretien des bâtiments qui font plonger les mono-salles. Ou bien l'essoufflement des équipes de bénévoles, si passionnées soient-elles. Mais, là aussi, la relève s'organise.

Quantités de petits cinémas sont repris par les Centres culturels, dont l'assise est plus large. Ces derniers présentent en outre l'avantage d'une "légitimité démocratique assurée par décret" explique Xavier Joachim. "La programmation n'y est jamais l'affaire d'une seule personne ou d'un cercle étroit, mais bien du public local invité à se prononcer sur les films souhaités". Les Centres culturels abritent également une galaxie de ciné-clubs: Barbara Garbarczyk (SAW-B) en a comptabilisé 53 rien qu'à Bruxelles, et 44 en Wallonie, un nombre "probablement très sous-estimé".

À chacun sa veine propre: fictions ou documentaires, programmations thématiques ou généralistes, militance ou divertissement, classiques du cinéma ou films plus récents (bénéficiant alors du bouche à oreille, suscité par la diffusion dans les grandes salles quelques mois plus tôt), etc. Il faut savoir y faire son marché.

Parfois, c'est la débrouille qui donne les meilleurs résultats. En province de Namur, un ciné-nomade s'invite une fois par mois dans les villages de Mesnil l'Eglise et Forzée, matériel de projection mobile à l'appui.

"L'audience moyenne se limite à environ 25 personnes, confie Frédérique Bribosia, l'une des bénévoles. Mais toute projection est suivie d'une auberge espagnole et le public apprécie ces moments de rencontre. Des gens qui n'allaient plus au cinéma y retournent. Ils nous font confiance, au fil du temps, sur la programmation. Le besoin est toujours le même: confronter des émotions cinéphiles aux enjeux du monde...".

Détail qui compte: dans certains de ces ciné-clubs et jusqu'aux "grands" acteurs de type Grignoux, un accès plus aisé est généralement accordé aux publics précaires de l"Article 27"(3).

Équilibres fragiles

Tout n'est pas rose pour autant. Les frontières entre cinéma d'auteur tout court, cinéma d'auteur "commercial" et cinéma "élitiste" constituent une recherche permanente, sujette à tensions et frustrations. "Il faut parfois se battre avec une partie de notre public, qui aimerait se retrouver seul dans la salle..." confie Pierre Heldenbergh en parlant de cinéphiles très pointus. L'autre problème est plus classique: l'argent.

"Si certaines de ces organisations [cinématographiques] disposent d'un statut juridique, emploient des salariés, sont pérennes et viables économiquement(4), d'autres, soutenues par des bénévoles et proches des initiatives citoyennes, fonctionnent davantage avec les moyens du bord", observe SAW-B. Il faut bien payer les copies et la location des bâtiments! Ce qui se traduit souvent par des comptes tout juste à l'équilibre, voire déficitaires. Le confort et la qualité des projections s'en ressentent parfois. Certes, plus aucun organisateur n'espère aujourd'hui attirer son public - particulièrement les jeunes - avec de vieux fauteuils rapiécés et des tentures poussiéreuses.

Le charme désuet des "Cinéma Paradiso", c'est (presque) terminé! Partout, il faut donc remplacer, rénover, restaurer l'infrastructure et l'acoustique. Mais, parfois, cela va un peu trop vite. Comme dans cette salle de projection namuroise, récemment remise à neuf (très agréablement), mais à l'acoustique troublée par les chasses d'eau des kots d'étudiants situés à l'étage. Qu'importe, après tout... Il y a rarement là de quoi couper l'appétit des cinéphiles, véritables indécrottables du septième art ou simples amateurs d'émotions collectives.