Jeunesse

Adolescence : une quête vitale d'identité

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"Si l'adolescent ne raconte pas des choses signifiantes à son propos, il est considéré comme transparent."
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

En Marche : Des adolescents et de jeunes adultes qui se radicalisent, qui vont jusqu'à poser des bombes... Au-delà des trajectoires des uns et des autres, que nous disent tous ces drames sur notre société, en particulier sur l'accession à l'âge adulte ?

Bruno Humbeeck : Ces drames sont très significatifs de la difficulté, pour les adolescents d'aujourd'hui, de se construire une identité. Nous vivions, autrefois, dans une société de la reproduction. L'affirmation de l'identité allait de soi, on reproduisait – par exemple – le métier de son père. Ce n'était peut-être pas très exaltant, mais c'était plus simple et plus rassurant.

Aujourd'hui, tout le contexte sociétal pousse l'adolescent à devenir soi, à se construire via l'ensemble des événements qui se produisent dans sa vie. Il est incité à créer des événements dont il est le centre, le héros. Ce n'est pas complètement neuf, certes. Mais, aujourd'hui, l'incapacité à raconter une histoire à son propre propos, notamment via les réseaux sociaux, est presque considérée comme pire que la mort.

Pour devenir ce héros, l'adolescent ou le jeune adulte dispose du geste isolé, éventuellement fulgurant, ou de l'épopée (une histoire, un processus au long cours). Les deux peuvent être bons ou mauvais, mais ils doivent en tout cas avoir un sens pour le jeune.

Le problème survient lorsque ce geste ou cette épopée se voient attribuer par leur auteur une dimension sacrée, quasiment mythologique. Et, surtout, lorsqu'ils se déroulent dans un contexte d'injustice et sur fond d'humiliation. Pour sortir de l'insignifiance et de l'inexistence, le jeune produit un geste ou une épopée aux conséquences dramatiques. Peu importe à ses yeux qu'il y ait des morts (y compris soi-même) puisque cela a du sens pour lui. L'auteur existe enfin.

EM : La construction identitaire est-elle plus difficile aujourd'hui qu'autrefois ?

BH : Sans aucun doute. Tout simplement parce que la société hypertrophie le soi. Si, aujourd'hui, vous ne racontez pas des choses signifiantes à votre propos, vous êtes considéré comme transparent, sans intérêt. Les adultes ont mal à comprendre, par exemple, pourquoi des ados se mettent en scène dans des émissions TV à grand succès en se faisant vomir ou en se plaçant dans des situations humiliantes, ridicules.

Or, vu que la masse de spectateurs est potentiellement énorme, cela a du sens aux yeux du jeune : c'est un spectacle. Là non plus, ce n'est pas tout à fait neuf. "La fureur de vivre", chez James Dean, mettait déjà en scène des conduites ordaliques, c'est-à-dire qui mettent le sens de sa vie à l'épreuve d'un comportement à risque.

Ce qui est très récent, en revanche, c'est que cette nécessité d'exister intensément est devenue impérieuse. C'est bien pour cette raison, par exemple, que le harcèlement scolaire ne se produit qu'en présence de témoins et que le cyber-harcèlement repose sur une audien ce exponentielle.

EM : On se sent bien impuissant devant de telles évolutions. Quelles parades les parents et éducateurs peuvent-ils mettre en place ?

BH: Rendre la personne signifiante. À tout prix. Lorsqu'un élève rentre par exemple d'un congé de maladie et sent qu'on n'a pas remarqué son absence, il vit une humiliation qui, ajoutée à d'autres, peut avoir des conséquences potentiellement dramatiques. Elle l'incite en effet à devenir signifiant par une conduite extrême. Plus généralement, il faut absolument mettre en place, dès l'école maternelle, un univers démocratique.

Attention, il ne s'agit pas, comme on le croit souvent, de "donner la parole à chacun"! On sait comment cela tourne : 20 % des élèves occupent 80 % du temps de parole. Il s'agit au contraire de répartir celle-ci d'une façon plus démocratique. Faire en sorte que l'élève qui n'ose pas ou ne peut pas la prendre se sente protégé et respecté.

Il ne s'agit pas non plus, dans le contexte qu'on connaît aujourd'hui, d'instaurer chez les ados une culture du débat à tout prix, ni de systématiser les groupes de parole. Mais bien de favoriser les groupes d'expression. C'est très différent ! Car on n'y échange pas ce qu'on pense, mais ce qu'on ressent. Or une émotion ne peut pas se contredire. Une opinion, oui. Ce genre de "dialogue" mène très vite à des crispations identitaires difficiles à gérer.

En fait, les événements dramatiques que nous connaissons sont le prix que nous payons pour notre société d'arrogance. Ceux qui arrivent à s'affirmer, y compris par ce qu'ils possèdent, entraînent chez les autres un sentiment d'humiliation. Ces derniers n'arrivent pas à exister, à s'inscrire sur la scène. Or une personne qui se sent importante, reconnue, n'a plus besoin de héros pour se (re)construire.

EM : À cela s'ajoute, expliquez-vous dans vos ouvrages, la notion de vitesse... Les parents mettent trop la pression sur leurs adolescents ?

BH : Absolument. Le discours sur la compétitivité et le surpassement de soi, qui n'a jamais été aussi omniprésent qu'aujourd'hui, a pour effet de créer de l'angoisse chez les parents. Ils savent que leurs enfants, pour la première fois depuis bien longtemps, auront peut-être des postes et des situations inférieurs aux leurs. Ils ont donc tendance à demander à leurs enfants de les rassurer au plus vite.

Comment ? En devenant "quelqu'un" rapidement, en leur donnant des signes qu'ils ont intégré cette notion de "struggle for life"(se battre pour la survie) et qu'ils se créent un avenir sans traîner en route. Or, l'invention majeure de l'adolescent n'est autre que le glandage ! Gaston Lagaffe, grand glandeur, était tout sauf idiot. Il était même un résistant de la première heure et son auteur, Franquin, un véritable précurseur. L'ado vit dans un présent non problématisé. À cette période de la vie, vivre dans le présent sans tenir compte du passé ni du futur est un signe de bonne santé mentale.

EM : Y compris lorsqu'un ado reste rivé devant ses écrans pendant des heures ?

BH : Mais oui ! J'explique souvent aux parents qui s'agacent devant l'inertie de leurs ados que ceux-ci, installés devant leurs consoles et leurs tablettes, sont en réalité très actifs. Ils développent leur intelligence procédurale, stratégique et analytique. Il faut faire confiance en leur capacité d'autorégulation : cette période n'a qu'un temps. Bien sûr, cela ne doit pas empêcher les parents de fixer un contrat : "Tant que tu as 70% aux résultats scolaires, on ne s'occupe pas du temps que tu passes sur ton PC". Dès que l'on se détend un peu autour de ce "glandage", on ouvre au jeune l'espace de reconnaissance identitaire si important pour lui.

EM : Mais comment s'y prendre concrètement ?

BH : Au lieu de diaboliser ou dénigrer un outil que l'adulte connaît en général très peu (le jeu vidéo, l'application smartphone), celui-ci peut poser des questions : "En quoi ça consiste, ton jeu ?", "Qu'est-ce qui te plaît ?", "Tu es bien classé ?". Et ainsi de suite sur ses autres activités. On ne doit pas aimer ce qu'il aime, bien sûr. Mais simplement lui permettre d'aimer ce qui l'intéresse. Même les jeux virtuels violents – en dehors des cas pathologiques, bien sûr, qui restent rares – permettent de sublimer la tentation héroïque dont je parlais plus haut.

En fait, s'il est une règle clé pour l'éducateur, c'est celle-ci : adopter l'humilité de l'ethnologue ("C'est quoi ? Comment ça marche ? Comment tu fais ?"), et non l'arrogance de l'envahisseur ("Tes jeux sont débiles et tu perds ton temps").

EM : Est-ce surtout la famille, ou plutôt l'école, qui joue le rôle de construction identitaire ?

BH : Les deux ! La difficulté vient du fait que beaucoup de parents estiment que l'école est la principale responsable et qu'elle est le tremplin pour la réussite socio-professionnelle. Or c'est faux : toutes les études démontrent qu'avec un recul de dix à quinze ans, il n'y a pas de lien entre les résultats scolaires et la réussite socio-professionnelle. Le rôle fondamental des parents, au sein de la famille, consiste à favoriser l'estime de soi chez leurs ados.

Comment ? En leur permettant d'agir dans une multitude de domaines afin de multiplier les occasions de réussite; ainsi, si un échec survient, celui-ci est relativisé. Si, en revanche, le jeune est plongé dans la mésestime de soi (la première cause de suicide chez les ados), il n'osera plus agir. Dans une société identitaire comme la nôtre, l'estime de soi est le socle du développement.

Attention, cela ne revient pas à dire au jeune "tu es le meilleur" ni à le valoriser systématiquement. Mais bien "tu es un type (ou une fille) bien", ce qui laisse la place aux autres pour être "biens" aussi. Tout le talent d'un parent, c'est de savoir lire les questions de ses enfants du type "m'aimes-tu ?" en les traduisant par "en quoi me préfères-tu ?". À lui de répondre, alors, par "voici ce que je préfère chez toi". Ainsi, chaque enfant dispose de ses propres arguments de développement pour se sentir "aimable" au même titre que ses frères et sœurs.

EM : Soit, mais répondre ainsi à son enfant, ce n'est pas propre à l'adolescence !

BH : De fait. L'adolescence, en tant que telle, n'existe pas. On devrait plutôt parler d'une "ado-naissance", porte d'entrée dans une période floue, et de l'"adulescence", la période de sortie marquée par une forme de mollesse, c'est-à-dire qu'elle n'est plus identifiée dans le temps, comme autrefois. Nous ne disposons plus des rituels d'autrefois, ni à l'entrée, ni à la sortie de cette période de la vie, ce qui contraint les adolescents à en bricoler en permanence : piercings, scarifications, conduites à risque... et, parfois, gestes et épopées avec les risques que cela comporte.

Les jeunes quittent le nid familial "vêtement après vêtement", en s'installant dans un kot ou une cohabitation selon un processus lent et dilué. Il est donc important de renouer avec un rituel où le père, par exemple, dirait à ses enfants "je suis fier de toi, de ce que tu es devenu", comme on le faisait autrefois dans les fêtes de mariage. Ce genre d'espace de parole, dans un monde où il faut aller toujours plus vite, manque cruellement. Mais on peut en recréer très tôt dans les familles.

Par exemple par le recours au "bâton de parole" qui garantit, surtout dans les familles recomposées qui comptent beaucoup de demi-frères ou de demi-sœurs, que le petit de cinq ans a autant droit à la parole - protégée - que le grand ado de 18 ans.

EM : Finalement, être parent n'est-il pas plus difficile aujourd'hui qu'il y a à peine cinq ou dix ans ?

BH : Sans le moindre doute. C'est du à la complexité de la société. Il y a dix ou quinze ans à peine, le monde s'imposait comme une évidence alors qu'aujourd'hui, il donne à penser et à réfléchir. Cette évolution génère de l'angoisse, mais elle est en même temps passionnante. Pas un jour ne se passe sans que les questions du "vivre ensemble" se posent différemment d'hier. Nous devons tous découvrir comment arriver à retrouver une nouvelle forme de sérénité.

Un film comme "Demain" (lire "Basta, les catas !") est très significatif à cet égard. Il démontre à quel point les modèles d'hier - notamment le modèle capitaliste - ne fonctionnent plus. De nouvelles modalités de convivialité, très encourageantes, sont en train d'apparaître. De nombreux adolescents réfléchissent aujourd'hui aux modalités de ce nouveau "vivre ensemble".

On le sent bien dans les écoles: leur appétence, à cet égard, est devenue énorme après les derniers mois, émotionnellement très durs pour les jeunes et les enseignants. Ce bouillonnement me rend optimiste. Mais, pour le laisser aboutir, il importe d'écouter ce que les ados ont à nous dire quand ils essaient de s'asseoir alors que nous essayons, vainement, de les remettre debout...

Huit journées sur l’adolescence

Pas toujours facile d'entrer en contact avec un public d'ados... Ni de maîtriser les termes d'un débat, une fois celui-ci lancé... Mis sur pied il y a huit ans par Infor Santé (le service de promotion de la santé de la Mutualité chrétienne), le site www.et-toi.be est une réponse pratique à ce genre de difficultés. Il donne aux intervenants sociaux (enseignants, animateurs...) des outils concrets et théoriques pour favoriser les échanges autour d'une quinzaine de thématiques très prisées par les jeunes de 14 à 18 ans : assuétudes, émotions, réseaux sociaux, alcool, etc. Le site propose notamment des formations pour les professionnels.

Cette année, Infor Santé a décidé d'aller plus loin, en stimulant les échanges de pratiques entre professionnels et en tentant de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre pendant cette période si particulière de la vie. De ce mois d'octobre à mars 2017, huit journées spéciales "ados" se tiendront aux quatre coins de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elles sont destinées aux professionnels, mais aussi aux étudiants de dernière année dans les filières de l'enseignement supérieur orientées "santé" et "socio-éducatif".

Bruno Humbeeck, interviewé sur cette page, y fera systématiquement un exposé introductif sur le thème "L'adolescence : entre métamorphose et besoin d'expression, des clés pour mieux comprendre et accompagner". Divers experts, variables selon les régions, auront ensuite un moment de débat avec lui sur deux thèmes privilégiés : l'estime de soi et l'esprit critique. L'après-midi, des ateliers thématiques aborderont des sujets également variables selon les régions : émotions, harcèlement, vie relationnelle, affective et sexuelle, etc. Les modalités d'inscription (obligatoire) et de participation (frais, etc.) varient selon les régions.

  • Arlon : mardi 18 octobre à Henallux, place du Lieutenant Callemeyn, 11, 6700 Arlon
  • Tournai : mardi 25 octobre au Negundo Innovation Center, rue du progrès 13, 7503 Froyennes (zoning Tournai Ouest)
  • Charleroi : jeudi 24 novembre à la Maison pour Associations, Route de Mons 80, 6030 Monceau-sur-Sambre
  • Gembloux : mardi 6 et mercredi 7 décembre au Foyer communal, Place Arthur Lacroix, 5100 Gembloux
  • Bruxelles : mardi 31 janvier au Campus Alma (UCL), Avenue Mounier 51, 1210 Woluwe-Saint-Lambert
  • Liège : jeudi 2 février et jeudi 9 mars à l'Espace Prémontrés, rue des Prémontrés 40, 4000 Liège