Santé mentale

Les jeux d’argent étendent leur toile

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Julie Luong

Julie Luong

Billets à gratter, Lotto, paris, machines à sous : en Belgique, environ une personne sur trois déclarent avoir joué à un jeu de hasard et d’argent durant les douze derniers mois. (1) Dans un objectif simple pour ne pas dire raisonnable : s’enrichir, ou tout simplement être moins pauvre. "L’appât du gain est la première motivation", confirme François Mertens, psychologue au sein de l’ASBL Pélican, spécialisée dans les addictions (drogues, alcool,jeux). Espoir bien légitime par les temps qui courent ; espoir souvent déçu. Le cerveau, lui, s’engouffre dans la combine les yeux fermés. Le jeu – grâce aux possibilités de gains et de pertes qu’il génère mais aussi aux stimuli (sons ludiques et couleurs vives) qui l’accompagnent – active la sécrétion de dopamine, ce neurotransmetteur du bien-être associé au choix, à la consommation d’aliments sucrés, à la prise de drogue, au sexe ou à la réception d’une alerte WhatsApp. Le frisson ("thrill") ressenti entre la mise et le résultat provoque quant à lui une décharge d’adrénaline, un autre neurotransmetteur qui nourrit le circuit de la récompense et du plaisir. Or plus ce circuit est stimulé, plus les risques de dépendance augmentent. "Chez certaines personnes, le jeu est aussi utilisé comme un antidépresseur, détaille François Mertens. Il permet d’entrer dans une sorte de bulle où tout le reste disparaît, où les émotions désagréables n’existent plus."

Surexposition

Les jeux d’argent et de hasard sont vieux comme le monde. Mais depuis quelques années, l’offre en ligne a propulsé ce secteur vers les sommets."Selon le rapport d’activités de la Commission des jeux de hasard, le revenu brut des casinos en ligne est, depuis 2018, supérieur au revenu des casinos terrestres qui lui, ne diminue pas." Plus besoin de se déplacer dans un bistrot, une librairie ou une salle de jeu : un smartphone suffit. À toute heure du jour et de la nuit, à l’abri des regards, il est désormais possible de rêver à une vie meilleure, de tromper l’ennui et de vivre des sensations fortes en misant un peu, beaucoup, passionnément... Une accessibilité et un anonymat qui augmentent le risque de tomber dans le jeu excessif, soit "trop d’argent, trop souvent, trop longtemps".

"Cette surexposition crée un vrai danger, estime François Mertens, une banalisation du jeu, y compris chez les plus jeunes." Certes, en Belgique, les jeux d'argent et de hasard sont interdits aux moins de 18 ans, tandis que les salles de jeux et casinos n'autorisent l'accès qu'à partir de 21 ans. Mais les études montrent (2) qu’un jeune de moins de 18 ans sur deux déclare avoir joué au moins une fois à un jeu de hasard et d’argent dans les six derniers mois, qu’il s’agisse de billets à gratter de la loterie nationale, de paris sportifs ou encore de poker entre amis. En Wallonie, 34% des jeunes déclarent avoir déjà joué en ligne. 4 à 8% d’entre eux auraient un rapport aux jeux problématique (3). Emprunt d’une carte d’identité à un adulte, copain plus âgé qui prend les paris, libraire peu regardant : les stratégies pour contourner l’interdiction de jeux aux mineurs ne manquent pas. La problématique inquiète d’autant plus les professionnels que le monde du sport est aujourd’hui envahi par la culture des paris, de sorte que ces deux expériences sont perçues très tôt comme indissociables. Les sociétés de paris affichent leur logo sur les maillots des équipes de foot, envahissent les réseaux sociaux et les stades. "Aujourd’hui, on voit des journaux s’associer à des opérateurs de jeux : l’information sportive est de plus en plus couplée aux paris, ce qui accentue la banalisation", souligne François Mertens. Associéaux valeurs positives du sport – esprit d’équipe, fair-play, excellence, dépassement de soi –, le jeu autrefois sulfureux s’est taillé une acceptabilité sociale. Cela est d’autant plus vrai que, contrairement aux jeux de "pur" hasard, les paris mobilisent certaines compétences ou connaissances. "On distingue les jeux d’adresse, les jeux de hasard et les jeux de quasi-hasard, c’est-à-dire les paris, précise François Mertens. Mais s’il gagne, le joueur excessif aura toujours tendance à dire que c’est grâce à son analyse, qu’il avait ‘raison’. Alors que s’il perd, ce sera toujours la faute à pas de chance... Il y a, dans tous les cas, une illusion de contrôle." Dans les paris sportifs, le système de côtes embrouille d’autant plus le raisonnement que les gains les plus élevés sont associés aux résultats les moins probables.

Confinement et aide en ligne

À cette surexposition croissante, il faut ajouter le Covid-19 qui a donné un coup d’accélérateur aux jeux en ligne à l’échelle internationale (4). Avec la fermeture des casinos et des salles, les jeux d’argent sur internet ont connu en Grande-Bretagne une augmentation de 17% : un tiers des sondés a déclaré s’être essayé pour la première fois à cette activité pendant la période du confinement. Pour compenser la suspension des évènements sportifs, les sociétés de paris ont quant à elles redoublé d’imagination : à Singapour, plusieurs sites de paris illégaux proposaient au plus fort de la pandémie de parier sur le nombre de cas quotidiens de Covid-19... En 2009, en Belgique, on estimait déjà que 2% de la population avait une pratique problématique du jeu (5). Nul doute que ce chiffre doit aujourd’hui être revu à la hausse.

Malgré l’existence de possibilités d’accompagnement psychologique, peu de personnes y ont recours. "Les gens qui viennent nous consulter viennent souvent très tard, généralement quand un proche a découvert une perte importante dans le compte commun ou qu’ils ont reçu un blâme professionnel à cause de leurs absences", commente François Mertens. Pour accompagner les joueurs excessifs, l’ASBL Pélican vient de mettre en place une plateforme d’aide en ligne, un dispositif qui a montré son efficacité dans différentes problématiques, comme la dépendance à l’alcool. "C’est un moyen d’atteindre les gens plus tôt, lorsque les conséquences sont là mais qu’elles ne sont pas encore trop lourdes." Chaque joueur est invité à se fixer lui-même un objectif, qu’il s’agisse d’arrêter ou de diminuer le jeu. "L’aide en ligne, c’est un panel de ressources et d’outils pour atteindre cet objectif. Un de ces outils, c’est le journal de bord : on incite les joueurs à s’observer pour identifier ce qui leur donne envie de jouer. L’étape suivante, c’est le suivi avec un psychologue par chat, sur une durée de trois mois. Le chat crée un effet de désinhibition, qui permet aux personnes de se livrer plus rapidementet d’être éventuellement orientées vers d’autres structures ou une aide classique en face à face.Car il est autant de joueurs excessifs que d’histoires singulières. Ceux qui sont tombés dans le jeu "par hasard" auront moins de difficultés à s’en sortir : une fois leur problème identifié, ils trouveront généralement en eux les ressources pour rebondir. Mais pour d’autres, cette dépendance cache une faille profonde, un trauma insurmonté ou une maladie psychiatrique, comme un trouble bipolaire. "Pour ces personnes, savoir comment fonctionne le mécanisme du jeu ne changera pas grand-chose et un chat de trois mois ne suffira pas. Le travail sera beaucoup plus long." Un autre genre de chance à saisir.


(1) "Pratique des jeux de hasard et d'argent, enquêtede santé 2018", Lydia Gisle, Sciensano, octobre 2019

(2) Étude exploratoire réalisée à Bruxelles par la Clinique du jeu du CHU Brugmann sur base d’unéchantillon de 2000 élèves francophones âgés de 12a 18 ans.

(3) "Gokgedrag van jongeren in België. Factsheetvan een studie naar prevalentie, preventie en vroe-ginterventie", Custers S., Coteur K., Boonen H., UCLeuven - Limburg, mars 2017

(4) "COVID-19 et Jeux de hasard et d'argent : Im-pacts, transformations et réflexions", Sylvia Kairouzet Annie-Claude Savard, researchgate.net, juillet 2020

(5) "Problem gambling : A European perspective",Griffiths M.D., Hayer T., Meyer G., G. Meyer, T. Hayer, M.D. Griffiths (Eds.), 2009

Du jeu plaisir au jeu excessif

Le glissement vers le jeu excessif s’opère généralement en trois phases :

1) La phase de gain, dans laquelle dominent le plaisir et l’excitation. Le joueur gagne de temps en temps et prend confiance en sa "chance" ou son habileté. Il commence à penser de plus en plus au jeu. S’il gagne une somme assez importante pendant cette phase, il s’agit d’un facteur de risque vers la dépendance.

2) La phase de perte, caractérisée par l’apparition de problèmes liés au jeu. La vie quotidienne est affectée; les relations avec l’entourage se détériorent. Le joueur se met à emprunter auprès des banques, des centres de crédit ou des proches. Il développe un rapport paradoxal avec le jeu, y voyant d’un côté la source de tous ses problèmes et de l’autre une solution miracle. Le joueur se convainc qu’il finira par gagner une somme importante, grâce à laquelle il pourra combler ses pertes et ne jamais révéler son addiction. Il se sent de plus en plus isolé.

3) La phase de désespoir, le doute s’installe et le joueur comprend que la solution miracle n’adviendra probablement pas. Les dettes s’accumulent, au point qu’il envisage parfois de commettre des délits pour obtenir de l'argent (vol, arnaque, falsification...). Son état psychique se détériore, avec de l’anxiété, des symptômes de manque (insomnie, maux de tête violents) et parfois des idées suicidaires.

Qui est interdit de casinos ?

En 2019, la Commission des jeux de hasard comptabilisait 360.553 joueurs interdits de paris en ligne, de casinos et de salles de jeux en Belgique. Parmi ces personnes, on compte :

> 16% de personnes interdites de jeu en raison de leur profession. Les policiers, les notaires, les magistrats ou les huissiers sont interdits de jeux afin de garantir l’intégrité et l’indépendance de leurs professions.

> 28% de personnes qui ne peuvent plus jouer en raison de leur endettement : en Belgique, les personnes en règlement collectif de dettes sont désormais automatiquement interdites de jeux.

> 46% de personnes exclues suite à des décisions judiciairesmesures de protection pour des personnes atteintes de maladie mentale et/ou incapables de gérer leur argent, sanction pénale pour des faits (vols, escroqueries) commis en lien avec une pratique problématique des jeux, etc.

> 10% de personnes qui ont demandé volontairement d’être interdites de casinos (réelset en ligne), de salles de jeux automatiques (réelles et en ligne) et d’agences de paris (uniquement en ligne). Il s’agit d’une mesure d’autoprotection dont chacun peut faire la demande.