Santé mentale

Alcool : business d’abord !

8 min.
Philippe Lamote

Philippe Lamote

Peu avant la Coupe du monde de football, la ville de Bruxelles avait décidé d’interdire la vente d’alcool dans les magasins de nuit entre 22 h et 7 h du matin durant la compétition. La décision avait suscité l'irritation des associations actives dans la prévention en matière de santé. Elles avaient regretté qu’on mette “une fois de plus l’accent sur la répression, efficace seulement à court terme, alors qu’on ne fait rien, ou si peu, pour lutter contre la communication outrancière des alcooliers”. Et de déplorer, dans la foulée, l'absence d'une véritable stratégie publique de prévention. On peut difficilement leur donner tort: deux mois plus tôt, le Plan alcool, qui devait notamment corseter la publicité pour l’alcool à l’égard des jeunes, avait fait un flop monumental, sabordé par l’aile libérale flamande du gouvernement fédéral malgré une préparation minutieuse.

En Marche revient sur cet “incident” avec Martin de Duve, directeur de l’ASBL Univers santé (UCL) et porte-parole d’un groupe de douze associations actives dans le secteur(1).

En Marche : L’abandon du Plan alcool au printemps dernier : un coup dur, vraiment ?

Martin de Duve : Sans aucun doute, parce que la Belgique n’a jamais eu le moindre plan pour encadrer la consommation d’alcool. Et parce que, sur le plan commercial et publicitaire, notre pays est l’un des plus permissifs en Europe, soumis à un lobbying particulièrement efficace. Les alcooliers pratiquent un matraquage publicitaire agressif. Nos voisins français, avec la loi Evin, pratiquent globalement une régulation bien plus performante de la publicité pour l’alcool. Cela dit, je veux être clair : le groupe que je représente n’a strictement rien contre la consommation festive d’alcool, drogue culturelle par excellence en Occident. Il n’en réclame aucune régulation forte ni contraignante. Mais le problème est celui des consommations en excès: au lieu de jouer ce rôle de détente et de facilitation du lien social, l'alcool devient parfois l’unique sens et la finalité même du regroupement d'individus, notamment entre jeunes. Ces situations, où le choix individuel (à respecter) n’est plus de taille face à la pression écrasante de l’environnement, ont un impact socio-sanitaire considérable : près de six milliards d’euros annuels. Malgré cela, les politiques en vigueur restent très frileuses. S’attaquer à la publicité pour l’alcool, c’est risquer l’accusation de censeur ou de moraliste à bon compte. Le politique craint l’impopularité.

EM : La publicité pour l’alcool est pourtant partiellement contrôlée, non ?

MdD : Très peu ! C’est théoriquement le rôle du Jury d’éthique publicitaire (JEP) qui, malgré quelques améliorations timides récentes, reste largement juge et partie. Le résultat est là : le plus légalement du monde, les alcooliers proposent aujourd’hui aux camps scouts des promotions du type “votre troisième bac de bière gratuit”. Des firmes de spiritueux passent librement contrat avec des cercles étudiants et offrent 200 bouteilles gratuites d’alcool fort. Conséquence: pour deux euros, un étudiant peut commander dix verres pour ses potes ! Ajoutez à cela que la quasi-totalité des publicités, en parfaite infraction aux conventions internes du secteur, associe alcool et prouesses sportives, sensuelles ou sexuelles. Comment s’étonner, dans ce contexte, qu’il y ait surconsommation et mésusage de l’alcool avec leur lot d’accidents, d’absentéisme au travail, de drames, de maladies cardiovasculaires, etc. ?

EM : Ce lobbying agressif est-il une spécificité belge ?

MdD : Les alcooliers sont partout, y compris dans les couloirs des parlements nationaux, régionaux, européen. Leur communication est subtile. Ils se donnent beaucoup de mal, par exemple, pour qu’on parle un maximum des effets présumés positifs du vin sur le cœur ou de la bière sur l’organisme. À coup d’études scientifiques, ils soutiennent ces thèses. Et cela passe à merveille dans le grand public. Qui, très humainement, préfère se voir conforté dans ses choix et ses comportements que d'entendre un discours médical sur les impacts de l’alcool sur la santé.

EM : La consommation festive d’alcool en groupe est pourtant veille comme le monde…

MdD : Bien sûr. Encore une fois : tant mieux! Mais, vers la fin des années nonante, on a connu un basculement rapide et brutal des pratiques commerciales. Inquiets devant la diminution continue de la consommation, les alcooliers ont mis au point des produits (sucrés, light, fruités, etc.) destinés à séduire les femmes et les jeunes. En parallèle est né un discours plus complaisant envers l’ivresse et le “lâcher prise”: des attitudes qui, dorénavant, peuvent être mises en scène très aisément sur les réseaux sociaux. Si, de surcroît, l’alcool peut être trouvé facilement (et jusque chez son boulanger !) et si, enfin, la publicité se révèle omniprésente (que l’on songe au récent Mondial et à sa bière “associée” sur des milliers de drapeaux), toutes les conditions sont là pour un effet boule de neige autour de l’alcool. À cette puissance de feu commerciale, qui brasse des sommes gigantesques, nous ne pouvons opposer, nous, acteurs de prévention et de sensibilisation, que quelques milliards de neurones…

EM : Consommer de l’alcool, voire en surconsommer, n’est-ce pas finalement une question de choix individuel ? De liberté personnelle ? Après tout, tant qu’on ne nuit à personne, par exemple en prenant le volant…

MdD : Je vais vous étonner. Dans les organisations que je représente, on est plutôt libertaire - je devrais dire “permissif” - en matière de consommation d’alcool. Le produit “alcool”, en soi, ne nous pose aucun problème. Encore faut-il que le consommateur puisse faire un choix éclairé sur la manière de le consommer ! Or ce choix devient de plus en plus difficile en raison du rapport de force en vigueur, totalement déséquilibré : les budgets investis dans la prévention, dans le domaine de l'alcool, sont environ 190 fois moindres que ceux investis dans la publicité. La force du rouleau compresseur publicitaire est devenue telle, aujourd’hui, que même l’homme le plus sexy de la planète (NDLR : Georges Clooney) se fait refuser l’accès à une fête s’il n’a pas son Martini en main... Loin de la simple “réclame” d’autrefois, on nous vend aujourd’hui, via le “storytelling”, un monde merveilleux et fabuleux. Si vous avez un Bacardi dans la main, vous êtes plus sexy et les filles vous semblent plus belles... Faute de cadre légal adapté, ce genre de représentations est présent à tous les coins de rue, dans tous les lieux de détente et de fête. Il est encore accentué par le placement de produits. C’est là que sont les excès, pas dans la consommation raisonnable d’alcool entre proches.

EM : Vous prétendez pourtant que le mésusage de l’alcool coûte chaque année 6 milliards d’euros à la collectivité (accidents, maladies, interventions policières, etc.), alors que la vente d’alcool ne rapporte, elle, “ que” 600 millions au Trésor. En ces temps de disette budgétaire, comment expliquer que le monde politique ne réagisse pas plus énergiquement contre ces excès ?

MdD : Pour deux raisons. Primo, l’alcool est notre drogue culturelle. En Belgique, 85 % de la population jeune et adulte affiche une consommation, petite ou grande. La question, aux yeux du personnel politique, peut donc paraître sensible, délicate. Il ne veut pas paraître plus catholique que le Pape, censeur, moralisateur. Pour son image, il ne souhaite pas prendre le risque de se tirer une balle dans le pied. Secundo, les lobbies, usant de leur puissance, fonctionnent à merveille. Les alcooliers sont adroits et recrutent les “bonnes” personnes aux postes clefs. La présence, pendant trois ans, de l’ancien parlementaire VLD Sven Gatz à la tête de la puissance Fédération des brasseurs belges explique directement l’échec du Plan alcool au printemps dernier.

EM : La consommation d’alcool diminue dans notre pays : une bonne nouvelle, non ? Qui contredit quelque peu vos messages alarmistes…

MdD : La consommation d’alcool par les jeunes, en fait, se stabilise depuis dix ans. Et, dans la population générale, si la consommation annuelle d’alcool pur était d’environ 25 litres par personne il y a trente ans, elle est aujourd’hui tombée entre 12 et 13 litres : ce sont de bonnes nouvelles ! Le hic, c’est que la manière de consommer se modifie. Les jeunes, surtout, boivent effectivement un peu moins souvent qu'avant mais en plus grandes quantités, au prix d’une prise de risque plus importante. Ce qui change, plus fondamentalement, c’est le paradigme de consommation d’alcool dans nos sociétés. L'apprentissage devient plus “anarchique”, et la consommation parfois plus excessive. On consomme l’alcool – et l’on aurait tort de ne viser que les adolescents et les jeunes adultes – avant tout pour son effet psychotrope et moins pour sa fonction sociale. C’est cela qui doit nous interpeller: le modèle s’appuie de plus en plus sur une consommation sciemment construite autour de cet aspect d’altération des sens. On n’est plus dans un contexte où l’alcool désinhibe pour faciliter le contact, tutoyer, draguer, danser, etc. Mais pour s’éclater et s’oublier.

EM : Revenons un instant sur le Jury d’Ethique publicitaire (JEP). Que lui reprochez-vous, exactement ?

MdD : Le Jury d’Ethique Publicitaire a été initié par une ASBL – le Conseil de la publicité – qui a pour mission de “promouvoir la publicité comme facteur d’expansion économique et sociale”. Cette ASBL est constituée exclusivement d’annonceurs et de publicistes. Le JEP, historiquement, en a été l’émanation. Après que certaines associations et organisations (dont la nôtre) s’en soient émues, le Conseil de la publicité a ouvert la composition du JEP à des acteurs de la société civile. Fort bien… Mais ce sont les membres “classiques” du JEP qui choisissent arbitrairement ceux-ci! Fort de cela, le JEP se présente aujourd’hui comme paritaire : 3 membres de la pub - pour 3 membres de la société civile. En réalité, il n’est pas paritaire puisque la présidence est assumée systématiquement par quelqu’un du sérail, qui tranche quasiment toujours en faveur de l’annonceur. Quant aux acteurs de la société civile, ils ne sont pas tous dénués d'intérêts personnels dans ce secteur. On peut donc légitimement douter de leur impartialité. Le citoyen et le consommateur sont d’office marginalisés. Dès le départ, il y a un vice de forme. Certes, le JEP a (un peu) facilité son accès pour les particuliers qui souhaitent déposer une plainte. Mais, dans les faits, cela revient à faire défendre l’intérêt collectif par un particulier. Qui doit avoir les épaules bien solides pour résister aux moyens considérables de ceux qu’il interpelle pour publicité douteuse ou trompeuse. Et puis n’oublions pas que le JEP rend de simples avis : l’annonceur reste libre de les suivre ou pas. Le plus souvent, sa campagne est de toute façon terminée depuis longtemps…

EM : Il existe pourtant, depuis 2005, une convention qui encadre la publicité pour l’alcool dans notre pays… Inefficace ?

MdD : A cette époque, en effet, Rudy Demotte, ministre fédéral de la Santé, assez sensible à ces questions, avait souhaité légiférer. Mais le lobby des alcooliers a alors proposé un mécanisme alternatif à toute régulation publique sur la publicité pour l’alcool. On a rassemblé le secteur brassicole, celui des vins et spiritueux, l’Horeca, la Fedis (aujourd’hui Comeos) et, en fin de liste, le Crioc(2) et Test-achats. Résultat : le Crioc, dans cette assemblée, était le seul membre admis comme “Fondation d’utilité publique” pour défendre les droits des consommateurs. Si on lit l’accord signé à l’époque (et toujours en vigueur actuellement, faute de Plan alcool !), on tombe des nues : tout est autorégulé ! C’est un peu comme si on disait, demain, que le secteur pharmaceutique peut rédiger lui-même les règles de remboursement ou de publicité pour ses produits. Tout le monde trouverait cela scandaleux. Pour l’alcool, on trouve cela normal. Hallucinant…

EM : Dans le contexte général que vous décrivez, comment faire de la prévention efficace auprès des jeunes, notamment?

MdD : En évitant les pièges du paternalisme, de l’hygiénisme, de l’humour qui tombe à plat, du simplisme… Privilégier tout ce qui augmente les compétences et l’esprit critique des jeunes. À Univers-santé, notamment, nous évitons tout jugement sur le comportement de surconsommation. Nous préférons travailler sur la réduction des risques, la responsabilisation, l'éducation, le développement de l'esprit critique, etc. Tout le monde peut comprendre que boire et conduire revient à prendre des risques inutiles. Évidemment, les campagnes dans ce sens doivent être subtiles, réfléchies et travaillées sur le long terme. Une expression, un mot de travers, un détail inopportun dans un support visuel, et c’est toute une campagne, jugée ringarde, qui peut s’écrouler. Nous croyons bien plus, en tout cas, en l’efficacité de l'éducation qu’en la répression. Diverses études ont montré que si l’on investit 5% des montants alloués aujourd'hui au curatif dans la préventif, on diminuerait la facture des soins de santé de 20% à terme.

ENTRETIEN :
PHILIPPE LAMOTTE