Vie sexuelle et affective

Soignants à vélo : le pied !

6 min.
(c)WOC
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Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

" Si les gens nous voient à bicyclette dans les rues de Bruxelles, qu’ils nous lancent un grand bonjour ! Ça fera toujours plaisir… " Fièrement campée sur son petit vélo turquoise, Flora Billiouw a l’enthousiasme communicatif. À l’âge de 27 ans, l’infirmière et sage-femme, accompagnée d’une copine, a fondé en 2017 Wheel of care, une ASBL qui, dès le départ, a fait des soins de santé pratiqués à vélo sa carte de visite. Aujourd’hui, trois ans et demi plus tard, elles sont une dizaine de femmes de 23 à 44 ans (et quelques hommes) à arpenter 365 jours sur 365 sept communes bruxelloises avec balance, stéthoscope et tensiomètre soigneusement rangés dans leurs sacs spécialement adaptés. Objectif : fournir les soins infirmiers classiques à leur patientèle mais, surtout, conseiller les jeunes mamans après et avant l’accouchement. " À treize, nous parcourons environ 40.000 kilomètres par an : pas mal, non ? ", sourit la jeune femme. Celle-ci a calculé en volume le "gain" engrangé, en termes de gaz à effet de serre, épargné à l’atmosphère bruxelloise : quatre boules de l’Atomium…

Des sages-femmes disponibles

Bruxelloise depuis toujours, Flora Billiouw a toujours considéré comme une "absurdité” l’usage de la voiture dans la capitale, tant pour des raisons liées à la pollution qu’à l’encombrement de l’espace public. De là, son idée de créer cette ASBL fondée sur un mode de déplacements doux, certes, mais aussi sur des messages écologiques et économiques à portée bien plus large, particulièrement à l’égard d’une patientèle en situation précaire. Wheel of care promeut, en effet, les produits de soins du bébé non irritants et non toxiques, prône le recours aux couches réutilisables et éveille le sens critique des jeunes mamans face aux "messages d’entreprises qui font du lobby en faveur de produits inutiles".

L’autre avantage, indéniable, relève de l’organisation pratique des visites à domicile qui déteint sur l’éthique de travail de l’équipe. "Nous ne connaissons ni embouteillages, ni arrivées en retard chez nos patients. Du coup, nous consacrons environ un quart d’heure supplémentaire à chaque jeune femme, au bénéfice de leur écoute ou de l’observation attentive de leur allaitement. Il n’y a plus de stress. Personnellement, quand je suis en visite quelque part, je ne suis jamais préoccupée par le rendez-vous suivant. Au final, je pratique mon métier de sage-femme exactement comme j’en rêvais sur les bancs de l’école !".

Une puissante aération mentale

Si Flora Billiouw s’affiche pleinement épanouie dans son travail, c’est aussi parce qu’elle se vide totalement l’esprit entre chaque visite. "Le vélo est mon mindfulness à moi (NDLR : pleine conscience), sourit-elle. Les gens en grande précarité présentent parfois des situations tellement lourdes !". À peu de choses près, c’est ce qu’avance également Tamara Di Cesare (42 ans), infirmière attachée à la maison médicale La Glaise dans le quartier de Marchienne-Docherie (Charleroi). À son actif, dix ans de pratique de la petite reine dans ce quartier multiethnique carolo, à raison de 7 à 14 visites par matinée. "Quand je me déplaçais en voiture, mon esprit tournait sans cesse entre les patients. Avec le vélo, j’ai vraiment 'débranché la prise' au moment où j’arrive chez la personne suivante." Celle qui avoue ne se voir "ni comme une grande sportive, ni comme quelqu’un au physique athlétique" souligne aussi à quel point certains de ses patients éprouvent une sorte de fierté à voir arriver chez eux leur infirmière à vélo (électrique). Une petite originalité qui, parfois, entraîne des émules : "Certains se disent : puisqu’elle y arrive, pourquoi pas moi ? Ça les stimule à bouger davantage. J’aime cet aspect de santé communautaire".

Ponctualité gagnante

À la Maison médicale du quartier des Arsouilles (Namur), la pratique professionnelle du vélo est déjà une vieille histoire. "Il y a bien longtemps que mes patients les plus âgés ne me voient plus comme une originale. Ils me préparent à boire quand j’arrive et sont aux petits soins pour moi", commente Françoise Laboureur (51 ans), médecin généraliste. Dans son organisation, 13 à 14 vélos, essentiellement électriques, sont à la disposition permanente des médecins, kinés, infirmiers, etc. Le succès de la bécane a été tel, il y a quelques années, que la maison médicale a investi dans l’installation de douches pour le personnel et dans la location d’un nouveau bâtiment spécifiquement destiné au rangement des vélos. "1.200 euros de loyer annuel, c’est tout de même un certain budget ! Mais le jeu en valait largement la chandelle : notre travail est devenu bien plus facilement planifiable qu’en voiture, puisqu’il n’y a aucune perte de temps sur la route et que toute la ville (même la Citadelle, quitte à transpirer un peu plus…) nous est accessible aisément. Quand je pédale sur les sites propres ou sur les chemins de halage, je dois moins me concentrer sur la circulation automobile : mon corps et mon cerveau sont comme aérés, libérés. Mais c’est aussi le patient qui en bénéficie, car bien souvent, les idées médicales – y compris les diagnostics difficiles – m’arrivent à l’esprit en pédalant."

Une question de cohérence

Benjamin Fauquert (42 ans), médecin généraliste à la maison médicale Le Noyer à Schaerbeek, est aussi un vieux briscard du vélo. Chaque matin, il pédale trente minutes depuis son domicile situé à l’autre bout de la ville. Aussitôt arrivé dans le quartier, il entame ses visites avec le même mode de transport. "Au départ, c’était par plaisir, juste pour me sentir bien. Puis, au fil du temps, par cohérence par rapport à la pollution : beaucoup de mes patients souffrent de pathologies cardiovasculaires ou respiratoires." Depuis que sa maison médicale est passée d’un système de rémunération à l’acte à celui au forfait, le périmètre occupé par la patientèle du Noyer s’est recentré, les trajets sont donc plus courts. Avec des collègues officiant en privé, le médecin aime partager tous les petits trucs et ficelles quant à l’achat du sac à dos le plus pratique (ah, la disposition des poches et compartiments !) pour accueillir trousse médicale et électrocardiogramme.

Au Noyer, sur les six médecins généralistes présents, quatre - sans oublier les kinés - font comme Benjamin Fauquert : le vélo et rien que le vélo, tant depuis leur domicile privé que pour les visites chez les patients. "Il doit bien y avoir encore une voiture qui traîne quelque part à la maison médicale… ", sourit-il. Mais elle sert lors des gardes qui mènent les praticiens parfois bien plus loin dans l’agglomération. Si le médecin n’a aucune peine à convaincre ses stagiaires de l’accompagner dans les artères de la ville ("certains ont un peu peur au début, mais ils finissent toujours par accepter"), c’est une toute autre réalisation que le Noyer peut mettre à son actif. Chaque année depuis douze ans, avec l’association Pro vélo, des cours de mise en selle y sont organisés pour les patients. "Beaucoup de femmes peu à l’aise avec le vélo s’y inscrivent, et ça marche de mieux en mieux… ".

Le goût du mouvement

Même constat à Namur, où Christophe Vanesse (37 ans), n’a plus lâché son vélo depuis ses études d’assistant social. "Quand j’arrive chez les gens, mon vélo sert de 'porte d’entrée' et crée un petit contact informel. On parle des engorgements à Namur, du Tour de France, etc., ce qui facilite souvent l’entretien qui va suivre." Christophe se souvient de l’époque où les cyclistes de la capitale wallonne étaient surtout des étudiants. "Aujourd’hui, les cyclistes de tous les styles sont partout dans les rues", y compris dans sa propre organisation, Aide et soins à domicile (ASD) de Jambes qui dispose d’un local sécurisé pour les vélos. Depuis un an et demi, l’assistant social, soutenu par sa direction, a ajouté une corde à son arc : il y est coach sportif. Pendant quinze semaines, à raison de deux fois deux heures par semaine, le personnel à haute intensité de manutention (soit les infirmières et les aides-familiales d’ASD) se voit proposer un programme facultatif axé sur le renforcement musculaire et la fonction cardiovasculaire. "Le but n’est pas de (re)mettre les gens sur un vélo à tout prix. Tant mieux s’ils le font, mais j’ai surtout envie de leur (re)donner le goût du mouvement." Une centaine de personnes y ont déjà participé.

Complicité facilitée

Et les vols de vélos ? Et la pluie ? Systématiquement questionnés à ce sujet, nos interlocuteurs ont été unanimes : en Belgique, la vraie pluie est bien plus rare que les ciels nuageux et menaçants ou les crachins inoffensifs. Un constat qui n’étonne que les non-cyclistes… Flora Billiouw, elle, se montre un peu plus piquante sur les non-praticiens : "Les gens se trouvent souvent des excuses et des échappatoires pour ne pas rouler à vélo en ville : la pluie, le trafic, les rails de tram, etc. Je vous assure : ressentir les saisons sur la peau, c’est un vrai bonheur ". Quant aux vols, ils sont hélas bien réels, surtout à Bruxelles (six vélos volés en trois ans chez Wheel of care, avec 4.000 euros de matériel médical !). Là comme ailleurs, ces obstacles sont souvent contournés par la gentillesse des patients. Qui, lorsque c’est possible, abritent le deux-roues dans leur logement le temps de la visite. Ou vont parfois jusqu’à confier leur surveillance à quelqu’un de leur famille. En complément, bien sûr, à l’indispensable cadenas. Et… au bon contrat d’assurance.