Alimentation

Des réponses collectives au gaspillage

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Céline Teret

Céline Teret

Chaque jour, une quantité démesurée de nourriture vole à la poubelle. Du champ à l’assiette, tous les acteurs de la chaîne alimentaire sont concernés : les ménages qui, en Belgique, jettent 15 à 25 kg d’aliments par an (1), mais aussi les producteurs, le secteur de la transformation, la restauration collective, les distributeurs... Un exemple parmi une pelletée d’autres : les commerces bruxellois gaspillent environ 2% du total de leurs marchandises, soit des milliers de tonnes par an (2).

Le gaspillage alimentaire réside à la croisée d’aberrations environnementales, sociales et économiques. Produire de la nourriture, parfois la transformer, souvent la transporter, ont un impact environnemental considérable, d’autant plus interpellant lorsqu’elle finit à la poubelle. Indécent, aussi, de gaspiller dans un monde où trop de personnes encore ne mangent pas à leur faim ou n’ont pas accès à une alimentation saine. En Belgique, 5% de la population est en situation de privation matérielle. Parmi ces privations, l'impossibilité de s'offrir un repas de qualité un jour sur deux (3). Et enfin, le coût financier engendré par le gaspillage alimentaire est considérable. L’équivalent de 174 euros de nourriture en moyenne par ménage belge est jeté chaque année aux ordures. Quant au déficit budgétaire global de notre pays lié à ce gaspillage, il est évalué à 1,4 milliard d’euros par an. (4) Ce chiffre est une estimation qui englobe de la production de l'alimentation à l'élimination de cette alimentation jetée.

Une appli qui sauve des repas

"Le gaspillage alimentaire, parce qu’il est choquant, a toujours été un sujet important, mais il l’est peut-être davantage ces dernières années parce qu’il y a une sensibilisation croissante aux préoccupations environnementales et à l’alimentation saine", remarque Renaud De Bruyn de l’ASBL Ecoconso. Plus que jamais, le gaspillage alimentaire est pointé du doigt et les moyens pour le contrer s’intensifient. Au niveau politique, les Régions dégainent leur plan d’attaque (stratégie GoodFood à Bruxelles, plan Regal en Wallonie) en vue de s’aligner sur les recommandations européennes, à savoir une réduction de 30% du gaspillage alimentaire à l’horizon 2025.

Des citoyens aux entreprises, les initiatives explosent. "Il existe aujour­d’hui beaucoup plus de possibilités de donner, de recevoir ou d’acheter des aliments qui pourraient être jetés si on n’en fait rien", poursuit Renaud De Bruyn. Certains de ces projets n’hésitent pas à surfer sur les nouvelles technologies. C’est le cas de To good to go, une application qui met en relation commerçants et citoyens pour que ces derniers récupèrent, sous forme de "panier surprise", les invendus des restaurants, boulangeries, épiceries. Le concept se décline dans plusieurs pays. En Belgique, depuis sa création en mars 2018, la barre des 300.000 repas récupérés à un prix avantageux a été franchie. "Chaque repas sauvé permet d'économiser deux kilos de CO2 qui ne seront pas produits pour rien", s’enorgueillit la start-up gantoise.

Un levier pour l’aide alimentaire

Le secteur de l’aide alimentaire s’empare lui aussi des outils numériques pour faciliter la collaboration entre les entreprises alimentaires disposant d’invendus et les associations d’aide alimentaire à la recherche de dons. En près de trois ans d’existence, la plateforme en ligne "la bourse aux dons" a largement dépassé les 1.000 tonnes d’invendus alimentaires collectées et redistribuées aux personnes dans le besoin. En Belgique, plus de 240.000 personnes ont recours aux services de l’aide alimentaire, via un colis, un restaurant social ou une épicerie sociale. Un chiffre qui ne cesse de croître. Tout comme les dons d’invendus, qui ont augmenté suite à l’ex­emption de la TVA pour les grandes enseignes (depuis 2014) et petits commerçants (depuis 2015) offrant leurs invendus alimentaires. "Cette mesure fut certainement un incitant, explique Adrien Arial de la Fédération des services sociaux (FdSS). Mais l’enjeu autour de la lutte contre le gaspillage alimentaire a lui aussi certainement poussé plus de magasins à donner, notamment en termes d’image po­sitive que cela renvoie. Ces dons d’invendus ont augmenté la qualité nu­tritive des colis distribués dans le secteur de l’aide alimentaire. Ce sont souvent des produits frais, fruits et légumes, qui ont une valeur nutritive plus élevée que les con­serves". 

Des frigos solidaires

Également à cheval entre la lutte contre le gaspillage alimentaire et l’aide aux personnes, les frigos solidaires, ou frigos communautaires, sont en pleine expansion. À l’initiative de citoyens ou d’associations, ces frigos sont mis à disposition, en libre service, dans un lieu accessible à toutes et tous. On y trouve des invendus ou des produits non consommés déposés par des voisins, des commerçants ou des restaurateurs (à condition de respecter dates de péremption, étiquetages et température adéquate de frigos, mesures de l’Afsca obligent). Parfois même, des bénévoles récoltent les fruits et légumes en fin de marché pour remplir leurs frigos. Chaque initiative a son propre système de fonctionnement, certains frigos sont accessibles quelques heures sur la journée, d’autres tout le temps. Selon l’ASBL Poseco, un frigo solidaire à lui seul peut récupérer jusqu’à 60 tonnes d’aliments par an, profitant ainsi à plus de 400 personnes par semaine. Du côté de la FdSS, on se réjouit de ce genre d’initiative. "Contrairement aux circuits conventionnels d’aide alimentaire, l’accès aux frigos solidaires n’est pas conditionné, c’est-à-dire qu’on ne doit pas justifier sa pauvreté pour y accéder, explique Adrien Arial. Par ailleurs, l’aide alimentaire est limitée dans le temps, pour une durée de 6 mois, d’un an... Les frigos, non. C’est donc une belle alternative, car on sait combien la pauvreté ne s’arrête pas au moment où l’aide alimentaire s’arrête".  


Les Gastrosophes, Robin des bois du gaspi

Récupérer des invendus bios et locaux et les cuisiner pour rendre les arts de la table accessibles à toutes et tous : tel est le crédo des Gastrosophes, un collectif de citoyens créatifs et débrouillards. En région bruxelloise, le service traiteur prend son envol. 

Louise sautille, tout sourire. Elle attrape l’une des cinq caisses d’oranges et l’embarque dans sa voiture. Elle s’attaquera ensuite aux larges cageots de brocolis, aux quelques patates douces et aux caisses de tomates. "Il faudra trier les tomates, il y en a quelques-unes qui sont pourries", lui crie Thibaut depuis l’arrière de son entrepôt abritant la coopérative de distribution d’alimentation bio Terroirist. Thibaut revient les bras chargés de trois grands sacs de noisettes. "Les sacs ont été déchirés au transport, tu peux les prendre aussi. Ça me fait plaisir que ce soit vous qui les récupériez. Et il y a aussi ce sac de lentilles, là." Louise est ravie. La récup’ de la matinée a été bonne. Elle sera complétée par la tournée d’une autre équipe, en fin de journée, auprès de magasins bio et autres commerces partenaires.

L’idée démarre d’une bande de copains, des comédiennes, danseurs, serveuses, cuisiniers, qui glanaient en fin de marché. à partir de 2017, ce collectif de citoyens se constitue en ASBL : les Gastrosophes. Leur crédo est double : lutter contre le gaspillage alimentaire via la récupération d’invendus et rendre les arts de la table accessibles à toutes et tous. Leur cuisine se veut bio, saine et belle. "Manger bon et beau est un luxe qui appartient à tout le monde. C’est un pas vers la dignité, souligne Louise. Leur philosophie de la gastronomie est basée sur le principe de la mutualisation. On offre différents services traiteurs : pour le secteur commercial, pour le secteur socio-culturel et pour le secteur social. Les prix varient selon le secteur qui s’adresse à nous et c’est gratuit pour le social". 

Joseph, lui aussi membre fondateur des Gastrosophes, aime comparer la démarche à celle de Robin des bois : "L’argent gagné d’un côté est réinjecté pour les personnes qui en ont besoin". Des collaborations se sont ainsi nouées de toutes parts. Avec des associations d’aide aux personnes sans-abri et de jeunes en décrochage scolaire, pour le volet social. Avec des centres culturels et des communes, pour le volet socio-culturel. L’année passée, une trentaine d’événements figuraient au programme de cette équipe de citoyens. Une équipe entièrement bénévole jusqu’à un coup de pouce financier, fraichement obtenu (1), qui a permis l’engagement de trois personnes à mi-temps. Le mode de gestion restera néanmoins horizontal : ici, tout le monde prend part aux décisions.

Pour l’heure, Louise et Joseph se sont donné rendez-vous au "laboratoire" des Gastrosophes, un bâtiment situé à Anderlecht. L’équipe y a installé ses quartiers il y a près d’un an, suite à un contrat d’occupation précaire scellé avec la commune. La cuisine et les frigos siègent au 1er étage. Demain matin, c’est aux fourneaux que l’équipe se retrouvera en vue d’achalander deux événements à venir. "Les cuisiniers préparent leurs menus à partir des invendus qu’ils ont sous la main, s’enthousiasme Joseph. Ils font preuve d’une créativité et d’une spontanéité incroyables !"

Créativité, débrouille et collaboration animent Les Gastrosophes. Parmi les projets à venir, un compost collectif ainsi qu’un vélo électrique qui servira à la fois de cuisine mobile et de mo­de de déplacement pour les récup’ et les livraisons. "Histoire de ne plus prendre la bagnole, c’est plus cohérent", lance Louise. Avec, toujours, cette soif de brasser défis environnementaux et justice sociale : "Quand on sait qu’un tiers de la production alimentaire mondiale est jetée, c’est notre façon de ne pas laisser en l’état, partage Joseph. Ce n’est pas du luxe dans notre société de penser aux autres". 

Les Gastrosophes, rue Lambert Crickx, 30 à 1070 Anderlecht • 0486/15.68.38. • www.facebook.com/lesgastrosophes