Santé mentale

Corps en exil, esprit en péril

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© Reporters_DPA
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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Plusieurs jours de mauvais temps ont amoché les infrastructures bâties par des dizaines de volontaires et quelques associations dans le parc Maximilien. Les sentiers sont à refaire, quelques tentes sont à remplacer. Mais le moral des bénévoles et des réfugiés reste bon. Certains d'entre eux, en attente, se lèvent tardivement et enfilent leurs pieds nus dans des baskets de toile humide. D'autres font la file au restaurant solidaire où des jeunes volontaires remplissent les sacs plastiques de quelques denrées alimentaires : 30 centimètres de baguette de pain, un oeuf, un yaourt, un jus à base de fruits concentrés… "Chaï ?", demande un homme en sandales, désireux de se réchauffer avec une tasse de thé. Il devra patienter. Il s'y applique avec un sourire qui témoigne de la reconnaissance.

Tous les jours, des réfugiés arrivent. Tous les jours, de nouveaux bénévoles s'engagent. Comme ceux qui trient vêtements et chaussures, comme ces juristes animant un atelier d'aide juridique, ou encore cette dentiste installée dans un coin de la tente "restaurant" qui propose des soins dentaires de base.

En ville, un hôpital de campagne

Six piquets, une bâche tendue, quelques sièges et un drapeau à l'effigie de Médecins du monde. Bienvenue dans la salle d'attente du poste médical. Deux interprètes accueillent les patients et les accompagnent durant la consultation. "Beaucoup viennent pour des refroidissements, des maux de gorge, des affections dues principalement à la vie à l'extérieur dans le froid, détaille Cécile Vanheuverzwijn, médecin bénévole. On n’a pas encore détecté de maladies tropicales. Par contre, on a un peu de galle due aux circonstances de leurs voyages." Il y a aussi des infections gastro-intestinales et de petites blessures, comme celle de cette volontaire maladroite qui attend un pansement pour retourner à ses couteaux en cuisine.

Face à la tente médicale, une autre structure du même gabarit sur laquelle est scotché un panneau : "Lieu d'écoute". À l'intérieur, une table basse, des coussins, des chaises… Bref, un environnement cosy pour partager des mots en toute confiance. "Les médecins ont remarqué la volonté de certains patients d'exprimer des choses durant les consultations médicales, explique Benoît Kervyn, responsables des ressources humaines de Médecins du monde sur le camp. Depuis, chaque jour, trois ou quatre personnes entrent dans cette tente pour parler."

"Leur souffrance dépasse les symptômes médicaux, complète Gerlant Van Berlaer, médecin bénévole. Certaines personnes veulent simplement raconter leur histoire, surtout celles qui viennent d'arriver. D'où l'idée d'ouvrir un espace de parole." Et de se rappeler d’un Irakien récemment reçu en consultation… "Il souffre d'une leucémie depuis des années. Son médecin et son pharmacien ont fui l'Irak. Alors, pour se soigner, il est parti pour la Syrie. Puis la guerre l’a déplacé encore, cette fois vers l'Europe. Il est venu nous voir il y a quelques jours. Il était pâle et avait perdu 17 kilos sur la route. Je lui ai demandé ce qui le gênait le plus. Il m'a répondu :'ma famille est toujours en danger en Irak'. Je m'attendais à une réponse en lien avec sa maladie… Il était davantage préoccupé par sa famille dont il n'a plus de nouvelles."

Heureux, anxieux et pudiques

"Les personnes ici sont avant tout heureuses d'être dans un pays qui n'est pas en guerre, raconte le Dr Van Berlaer, habitué aux situations de crise depuis qu'il collabore avec B-Fast à l'étranger. Mais elles sont très anxieuses. Lors de la manifestation des agriculteurs à Bruxelles, par exemple, beaucoup étaient effrayés par les pétards. L'hélicoptère de la police fédérale mettait aussi nombre d'entre eux mal à l'aise. Leurs visages indiquaient des réactions anormales."

Leur esprit est-il pour autant en souffrance ? "Bonne question…, répond-il. Les Syriens sont généralement fiers et donc pas très amenés à parler de leurs problèmes psychologiques. Ensuite, il faut aussi tenir compte d'un autre fait : la sélection. Dans la plupart des camps de réfugiés dans le monde on trouve 50% d'enfants, 30% de femmes et 20% d'hommes. À Bruxelles, on a 70% d'hommes de 20 à 40 ans. Ce sont les plus forts qui sont envoyés en Europe pour trouver de l'aide pour leurs familles." Une "mission" qui ne laisse aucune place au chagrin ou aux soucis.

Toutefois, les "psy" abordent des thèmes comme la famille, le voyage… avec des photos comme support. "Par des rencontres régulières, on peut déjà résoudre quelques questions. Mais il faut aller plus loin et assurer le screening des patients dès maintenant, insiste le Dr Van Berlaer. Les troubles post-traumatiques dont ils souffriront suite à ce qu'ils ont vécu peuvent être identifiés et traités dès maintenant. Il faut s'y atteler aujourd'hui pour réellement leur rendre service."

En effet, pour s'inscrire à l'Office des étrangers, les demandeurs d'asile vivent pour l'instant une sédentarité forcée. Où seront-ils demain ? Nul ne le sait. D'où l'importance de leur procurer des soins de santé adéquats au plus vite. "En Belgique, conclut le Dr Van Berlaer, on réfléchit pendant des mois pour résoudre un problème. Pour eux, ce sera trop tard."

Ces blessures mentales causées par la migration

Le parcours d'exil est douloureux parce qu'il implique des ruptures, des risques, des incertitudes, des déceptions, des découragements. Le mental en prend un coup, comme en témoignent ces experts.

"Lorsque je travaillais au Service de santé mentale provincial de Clabecq, nous recevions beaucoup de demandeurs d'asile du Kosovo, d'Arménie, du Cameroun, de RDC, du Togo…, se rappelle le Dr Patrick Maldague. Contrairement aux demandeurs venant d'Irak ou de Syrie, considérés comme des pays à risque par l'État belge, mes patients attendaient une régularisation de leur demande d'asile et ça durait longtemps, très longtemps."

Certains d'entre eux étaient en Belgique depuis plus de cinq ans et entamaient parfois leur sixième ou septième procédure. "Leur parcours était vraiment pénible ! Ils se sont heurtés à une série de refus, ils passaient d'un découragement à l'autre. La plupart de mes patients étaient anxieux et dépressifs. L'incertitude est exceptionnellement dure à vivre." Le comble est de voir leurs troubles psychologiques, apparus lors de l'exil, entretenus en Belgique par l'incertitude de leur sort.

Soigner les traumas

À Liège, Daniel Schurmans, également psychiatre, a fondé l'ASBL Tabane, un centre de santé mentale fréquenté essentiellement par des demandeurs d'asile. "La plupart du temps, indique-t-il, ils présentent des troubles de stress post-traumatiques (PTSD). Cela consiste en un mélange de symptômes psychologiques (anxiété, dépression, insomnies…), physiques (maux de tête, douleurs diverses) et de difficultés cognitives (oublis, troubles de la mémoire…)." Presque 100% des demandeurs d'asile qu'il reçoit sont affectés par des PTSD. Il ne dit toutefois pas d'eux qu'ils sont "malades". "Ce sont des gens blessés, en souffrance, qui ont une capacité remarquable de sortir d'affaire quand on les aide un peu. Par contre, s'ils sont maintenus dans une situation impossible, ça ne guérit jamais".

"Une situation impossible", c'est par exemple les conditions d'accueil en Europe. "Le choc traumatique s'est produit dans le pays d'origine (torture, viol, maltraitances diverses, menaces de mort…). Mais chacun a une certaine capacité de s'en tirer, une capacité de résilience, qui peut atténuer les symptômes du trauma primitif. Puis vient l'exil, le voyage, dans des conditions difficiles. Arrivés en Belgique, ils sont souvent déçus. Les autorités refusent de leur délivrer un statut de réfugié, ils sont sur liste d'attente…" La violence des procédures n'a pas la force du traumatisme primitif… "Mais caractéristiquement, précise le Dr Schurmans, ces traumatismes secondaires déclenchent le syndrome traumatique auquel les gens avaient résisté jusque-là."

Se raconter dans la continuité

Pour aider ces personnes à s'en sortir, l'ASBL Tabane s'appuie sur une approche multiple : une médication pour soulager et la sollicitation des ressources propres à chacun pour guérir. "On encourage les patients à raconter leur vie comme une continuité. Le trauma primitif a créé une cassure qui se traduit parfois par des amnésies, des parties de leur existence complètement oubliées en apparence. Nous essayons de les rendre capables de se raconter à eux-mêmes leur existence depuis le début, avec ces difficultés, et jusqu'à aujourd'hui."

Les symptômes sont faciles à reconnaître, assure le médecin, mais l'issue est variable. Parfois, c'est l'affaire de quelques mois, parfois de toute une vie. Les troubles de stress post-traumatiques peuvent aussi petit à petit ressembler à des maladies mentales mieux connues com me la névrose ou la psychose. Ou ne peuvent subsister que des cauchemars.

Des mauvais rêves, en somme, comme ceux qui défilent dans la tête des jeunes dont s'occupe Stefania Giagnorio, psychologue. Elle accompagne des mineurs étrangers non-accompagnés (Mena) pris en charge par l'ASBL Mentor Escale. "Beaucoup d'entre eux ne vont pas spécialement bien, même s'ils ont désormais un statut de réfugié, qu'ils travaillent et 'fonctionnent'. Ils voient à la télé ce qui se passe dans le parc Maximilien et ça provoque beaucoup de flash-backs et des cauchemars. C'est flagrant : leurs histoires sont ravivées depuis quelques semaines. Il ne faut pas grand-chose pour rouvrir cette porte qui n'est jamais vraiment fermée."