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Soigner la prison

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Matthieu Cornélis

Matthieu Cornélis

Des prisons trop petites ? Non, d'après le dernier rapport de la section belge de l'Observatoire international des prisons (OIP). Les causes de la surpopulation sont à chercher ailleurs. “Elle s'explique principalement par trois facteurs: l'augmentation du recours à la détention préventive, l'allongement et le cumul des peines, et le recours davantage tardif et moindre à la libération conditionnelle.” En deux mots : la Justice enferme plus et plus longtemps. À politique inchangée, de nouvelles places sont nécessaires.

Cette politique semble être celle de la ministre de la Justice. Une vision qui n'est pas partagée par un observateur actif dans le monde carcéral : “En ouvrant plus de places en prison pour enfermer plus longtemps, Madame Turtelboom fait le contraire de ce qu'il faudrait faire”, dit-il, précisant que les conditions de détention dans de nombreuses prisons sont la honte de la Belgique… et qu’elles ont un impact certain sur la santé des détenus. S’il fallait planter le décor : une à deux douches par semaine, des draps changés deux fois par mois (incontinence ou pas), des matelas à même le sol et, en cas de grève des gardiens, des urinoirs non vidés, des repas et des médicaments mal distribués… Dans ce contexte, et dans la rudesse du système carcéral, des hommes et des femmes s’esquintent.

Comme des détenus et non des patients

Quel est votre souvenir des soins de santé en prison? Cette question a été posée à trois anciens détenus. Deux hommes et une femme incarcérés pour des raisons diverses et enfermés de huit à 88 mois. Ils témoignent sous des noms d’emprunt.

Quand je suis entrée en prison, j’avais trois médicaments à prendre tous les jours, raconte Nadia. Quand j’en suis sortie, j’en avais quinze. Je parlais trop, j’étais trop active. J’étais en psychiatrie, là où on reçoit des grosses doses de médocs pour assommer les gens. J’ai évité de justesse l’injection d’Haldol(1). Avec ce truc-là, pendant un mois, tu piques du nez et tu la fermes. Heureusement, je suis sortie de Berkendael juste avant”.

“Chaton”. C’est le surnom qu’il porte “depuis toujours”, dit-il, et qu’il a fait connaître dans dix établissements pénitentiaires, de Turnhout à Verviers. “Je prenais près de deux grammes d’héroïne quotidiennement. Arrivé derrière les barreaux, j’ai demandé une prescription pour la méthadone(2). Pour l’obtenir, il a fallu remplir un rapport avec le numéro de mon médecin, faxer le document et… attendre. Mes yeux coulaient, je ne mangeais plus, j’avais des crampes d’estomac, je n’arrivais pas à dormir ni à bouger de mon lit. Le manque, c’est affreux, ça crée des douleurs insupportables. Après une dizaine de jours comme ça, ils sont venus me voir en disant ‘Tiens… on a reçu ta méthadone’. Moi, j’ai refusé le traitement de substitution. C’était trop tard. Je me suis battu seul.

Rachid : “Je me souviens que le service médical était surchargé en prison. Il n’y avait pas de prise en compte des difficultés individuelles. Ce n’était pas de réelles consultations”. Il se rappelle d’une affiche : “Dessus, il y avait écrit : ‘Suite à des restrictions budgétaires…’ et on lisait tous les médicaments qu’on ne pouvait plus avoir. Des anxiolytiques à la pommade chauffante qui soulage après le sport. Je me rappelle surtout qu’on était traités comme des détenus et non comme des patients.

La prison rend malade

L'enfermement a un impact certain sur la santé physique. L'hypovitaminose D, qui résulte d'un manque d'exposition au soleil, est fréquemment diagnostiquée et provoque l'ostéoporose.

Des troubles oculaires carabinés sont souvent décelés, conséquence de l’enfermement dans l'étroitesse d'une cellule. Au-delà de ça, la prison brasse aussi la polypathologie des détenus âgés et des maladies infectieuses (HIV, hépatite C, tuberculose…). Les risques de transmission de celles-ci sont d’ailleurs accrus au vu de la promiscuité, des conditions de vie difficiles, de l'inactivité…

Question santé mentale, l’enfermement “rend dingue parce que les détenus sont les victimes d’un abandonnisme total et se laissent aller à tout et n’importe quoi”, dira une source. Un détenu sur cinq prend des antipsychotiques, soit 14 fois plus que le citoyen moyen. Antidépresseurs, ce n’est pas mieux. 16,3% des prisonniers s’en voient prescrire contre 5,3% en moyenne dans la population belge. “Un nuage de dépression plane au-dessus de chaque cellule”, raconte Claire Capron. La présidente de la Fédération belge des visiteurs de prison partage une situation vécue sur le terrain : “Trois personnes dans une chambre. Le premier essaye de regarder la télévision. Le second frappe à la porte du matin au soir. Le troisième longe la plinthe sans arrêt de gauche à droite, les mains plaquées au mur.” Les fous sont mis en prison et la prison rend fou.

Qui pour les soulager ?

Il y a 14 ans, le docteur Gaëtan de Dorlodot faisait “le choix positif” de pratiquer à temps partiel à la prison de Saint-Gilles. Un univers intéressant “pour le contact humain et particulier avec les patients détenus et pour la grande variété de pathologies”.

Aujourd’hui à la tête du Centre médico-chirurgical (CMC) du même établissement, il gère une équipe de 15 médecins et de presque autant d’infirmières. “Pour voir un médecin, le patient doit formuler une demande écrite. Il précise : Ce rapport peut être lu sur le chemin de la boîte aux lettres par l’agent pénitentiaire. En prison, le secret médical est relatif”. Combien de jours les détenus devront-ils attendre? “Très honnêtement, ils sont vus au gré des nécessités et selon la pathologie, le travail à faire et le degré d’urgence que relate le rapport.” Parfois, ils attendent quatre jours.

À Saint-Gilles, en une demi-journée, quelque 60 patients se présentent au cabinet médical. “Ils y restent sept minutes, selon les études. C’est épouvantable, estime le Dr de Dorlodot. Mais il faut préciser deux choses. Un : il n’y a pas de frein à la consommation de soins de santé dans le chef du patient. Le ministère de la Justice les prend en charge le temps de l’incarcération. Deux : 10% des détenus consultent un médecin pour des raisons autres que médicales : discuter, demander un certificat pour un deuxième oreiller, une douche plus fréquente…” Sans compter les patients les plus fragiles qui n’ont jamais vu la couleur d’une blouse blanche avant d’entrer en prison et s’y font soigner pour la première fois.

Un système inefficace

La loi dit que les patients doivent recevoir les mêmes soins qu’à l’extérieur. “On en est loin! Le manque de moyens et le contexte sécuritaire nous empêchent d’être efficaces, de prendre le temps. La charge de travail est parfois telle qu’un médecin choisirait de neuroleptiser un patient pour le calmer plutôt que de l’envoyer vers des thérapies qui n’existent pas.

Le docteur de Dorlodot ne cautionne pas ce système, il le dénonce. “Il faut une autonomie propre des médecins et qu'elle soit respectée une fois pour toutes pour ne pas devoir se battre quotidiennement contre les directions”. Il met également l'accent sur la prévention, quasi inexistante sur le terrain, sauf par quelques associations qui parviennent à franchir les murs de l’établissement comme Modus vivendi et l'ASBL Transit.

Transfert de compétences

Qui est le plus à même de gérer les soins aux détenus? Le SPF Justice, tel que c’est le cas aujourd’hui, ou les SPF Santé publique et Sécurité sociale? Cette question revient sur le devant de la scène, portée notamment par la Concertation assuétudes prisons bruxelloises (CAPB).

Constatant “l’inquiétante réalité sanitaire des prisons” et soulignant le mauvais bulletin délivré par des observateurs internationaux (OMS, Comité de prévention contre la torture…), les signataires de l'appel plaident pour “un cadre de santé en milieu carcéral plus adapté à cette réalité et dont l’effet positif bénéficierait aux détenus, aux équipes soignantes et au personnel pénitentiaire dans son ensemble”.

Parmi leurs recommandations: garantir des soins de santé à la hauteur des besoins du milieu carcéral, réintroduire les détenus dans le système de solidarité collective de sécurité sociale, octroyer plus de moyens humains pour porter des soins de qualité et des projets de promotion de la santé adaptés aux besoins de ce public vulnérable.

La santé des détenus, c’est aussi la santé de tous”, affirment-ils. Si la prison veut réussir sa mission de réinsertion, elle gagnerait à prodiguer des soins de santé dignes de ce nom aux personnes incarcérées. D'abord pour soigner leurs maux, ensuite les fragilités que l'enfermement provoque.

Les médecins de prisons raccrochent

Mal payés, déconsidérés, usés, 400 médecins indépendants viennent de suspendre le travail en prison durant presque trois semaines. Une première en Belgique.

Que revendiquaient-ils? Être payés régulièrement et recevoir les arriérés de salaire qui datent du mois de novembre. Aussi, ils exigeaient des contrats en bonne et due forme qui les lie au SPF Justice. Enfin, régler le problème des gardes. La suppression de l’honoraire de disponibilité pour les gardes le week-end avait poussé des médecins à ne plus se porter candidats pour les effectuer depuis des mois.

Il y a deux ans et demi, on a subi de sévères économies dans le secteur, se souvient le docteur Gaëtan de Dorlodot, qui était en grève lui aussi. L’administration a raboté les honoraires des médecins généralistes de 30%, gelé l’indexation des salaires en 2013 et 2014 et décrété qu’ils seraient payés tous les six mois.” Il ajoute: “On veut un contrat qui nous paye régulièrement, qui définisse notre rôle, on veut être respectés et reconnus dans nos missions. On ne veut plus faire de la ‘bobologie’ à peine curative qui ne participe pas à la réinsertion des détenus.

19 jours de grève et deux réunions houleuses auront été nécessaires pour voir la Ministre Turtelboom accepter de considérer deux revendications : soumettre au gouvernement un nouveau plan budgétaire pour la gestion des soins de santé en prison et payer les honoraires dus chaque mois et sans interruption. “On a gagné la bataille, se réjouit Paul Gourdin, président de l’Imas, le “syndicat” des médecins pénitentiaires. Par contre, pas d'accord sur l'honoraire de garde. Notre mot d'ordre est donc maintenu : pas de gardes le week-end.

Pour Gaëtan de Dorlodot, loin d'être comblé par ces décisions, la bataille ne s'arrête pas là. “Des lois garantissent des soins de santé équivalents pour les détenus. Des beaux principes qui sont mal mis en application. Pourquoi? Parce que l'argent est la priorité et les économies de budget passent au-dessus des lois.” Selon lui, rien n'est résolu. Il souligne l'ironie du pas réalisé par la Ministre: “C'est nous, les prestataires de soins, qui devons plancher sur une projection budgétaire. Ce n'est pas notre métier.