Droits sociaux

Épargner, pour agir sur sa vie

5 min.
Les ateliers de microépargne : des lieux où l'on se motive à mettre un peu d'argent de côté…<br />
© Julien Collinet - Financité
Les ateliers de microépargne : des lieux où l'on se motive à mettre un peu d'argent de côté…
© Julien Collinet - Financité
Philippe Lamotte

Philippe Lamotte

"Si vous saviez... La honte que j'avais! J'en ai vomi pendant cinq nuits de suite..." Marianne, 64 ans, n'est pas près d'oublier cette époque de sa vie. Un jour, peu après le décès de son mari, elle découvre une dette totale de 10.000 euros contractée par celui-ci. Elle avait vécu, jusque-là, dans un certain confort. La voilà obligée d'épargner sur sa maigre retraite, mois après mois, pour rembourser l'ardoise. Pas question de faire peser cette charge sur les épaules de sa fille qui, depuis la naissance de son propre enfant, a d'autres chats à fouetter. Dix ans plus tard, Marianne a repris du poil de la bête. Grâce à l'aide d'un service de médiation de dettes, elle a honoré tous ses créanciers.

Mais pas question de revivre un tel épisode ! Gérer les dettes du passé, c'est bien ; épargner pour les éviter à l'avenir, c'est encore mieux. La voilà donc occupée, depuis l'automne dernier, à suivre un programme original de micro-épargne mis sur pied par le Réseau Financité, une ASBL qui essaie d'insuffler de la solidarité dans les thématiques liées à l'argent (1).

Trucs et ficelles

Solidarité ? Celle-ci commence avec l'échange de trucs et ficelles qui, spontanément, sont lancées autour de la table dans ce local de la Maison de l’énergie, à Charleroi. Acheter ses légumes dans un jardin collectif de Marchienne, dénicher le nouveau commerce de vêtements d'occasion de la Ville Basse, étaler sur douze mois le paiement de certaines taxes, fréquenter une maison médicale...

Chacun, parmi les participants, y va de sa petite idée ou de sa propre pratique pour économiser quelques euros. L'animateur complète : "A la prochaine rencontre, je vous amènerai la liste des services d’échanges locaux (Sel), basés sur le troc de services parmi les habitants d'un quartier ou d'une ville". Petit à petit, au fil de l'après-midi, un tableau à double entrée se remplit grâce aux idées des participants. Il reprend les quatre types de charges budgétaires rencontrés par les ménages. En haut : fixes et variables. En bas : annuelles et mensuelles.

"Faire un budget, c'est prévoir, commente Antoine Attout, coordinateur de la Cellule participation citoyenne et éducation financière. Habituellement, ce sont les charges annuelles qui font plonger dans le rouge : les taxes communales, les assurances, les régularisation des fournisseurs d'eau ou d'énergie. Mais, si on y réfléchit bien, certains imprévus sont... prévisibles".

Nus face aux coups durs

Pas question, ici, de distribuer de bons et mauvais points sur les comportements d'épargne pratiqués − ou non − par ce public, habitué à fréquenter les services d'aide publics (CPAS) ou privés. "Les experts de la finance, ce sont eux, souligne Antoine Attout. La plupart ont réussi à apurer des dettes et commencent à voir le bout du tunnel. Il s'agit plutôt de renforcer leurs capacités à épargner dans un univers - la finance - dont ils ne détiennent pas forcément les codes ni… ne connaissent les requins prêts à n'en faire qu'une bouchée".

L'idée est née il y a quelques années sur la base d'un constat cuisant : une personne sur quatre, en Belgique, ne dispose pas d'une épargne dite "de précaution", soit l'équivalent approximatif d'un mois de revenus. En l'absence d'une telle cagnotte, les personnes concernées, face à un coup dur, ont recours à l'emprunt auprès de proches ou.... de prêteurs professionnels pas toujours fiables et rarement philanthropiques : la porte ouverte au surendettement.

Constat adjacent formulé par Financité, plus politique : les incitants à l'épargne en vigueur dans notre pays − à commencer par l'exonération fiscale sur les premiers 1.880 euros d'intérêts des comptes d'épargne − ratent la cible des ménages à revenus modestes. Pour en bénéficier, il faut en effet être imposable et avoir une capacité d'épargne.

"Casser le sentiment d'impuissance, rompre cette boucle qui tourne sans cesse dans la tête et qui ruine le moral"

Retrouver la confiance

Comment aider les ménages précarisés à se projeter dans l'avenir, alors que leur budget est déjà "tout juste"? La formule est simple. À intervalles réguliers étalés sur un an, cinq ateliers consacrés à l'argent et sa gestion sont proposés aux participants, tous volontaires. On y parle des étapes nécessaires à la constitution d'un budget, des risques et des pièges du crédit facile, des différentes formes de prêts et de taux, des "cartes magiques" (les ouverture de crédits), des alternatives solidaires (mutualités, coopératives…) aux initiatives lucratives, etc. "Le but n'est pas d'asséner à tout prix des injonctions à l'épargne, commente Olivier Jérusalmy, chercheur chez Financité. Les publics précaires savent pertinemment que l'absence d'épargne peut les mener au surendettement. Il s'agit plutôt de leur (re)donner une marge d'action en leur procurant des informations utiles et en favorisant les échanges entre eux. De casser la machine à fabriquer un sentiment d'impuissance, cette boucle qui tour ne sans cesse dans la tête et qui mine le moral".

Chaque mois, pendant un an, les participants épargnent une somme qui va de 5 à 50 euros. Leurs efforts −qui incluent la participation à un nombre minimal de réunions − sont récompensés par un taux d'intérêt de 20 % annuels sur cette épargne, soit bien plus que les taux actuels du marché. Cette bonification est rendue possible grâce au soutien d'une série d'entreprises, de fondations et de pouvoirs publics, tous partenaires du projet.

Attrape-nigaud et fausses promesses

À côté de Marianne, André, jusqu'ici peu bavard, s'étonne ostensiblement. Il vient de découvrir que son compte en banque peut lui coûter quelque 12 % d'intérêt en cas de découvert. Et jusqu'à 18 % pour une ouverture de crédit : à 5.000 euros par prêt (maximum), la facture risque d'être salée... Et puis toutes ces pertes insoupçonnées constituent autant de sommes en moins pour les espoirs d'épargne.

Plus loin, Nancy, jeune mère de famille, ne perd pas un mot des explications de l'animateur, consacrées aux solderies de type "tout à 1 euro". Des commerces où il est tentant d'entrer, certes, mais l'objet convoité dans le rayon est-il vraiment nécessaire ? N'en sort-on pas, le plus souvent, les bras chargés de gadgets inutiles ? Et le groupe de constater, unanime, qu'il est décidément bien facile de succomber aux réflexes d'achats impulsifs et inutiles.

"Comparer les prix est évidemment une bonne idée, souligne Antoine Attout. Mais, avant cela, interrogeons-nous : avons-nous réellement besoin de ce bien ou de ce service ?" La discussion s'enchaîne alors sur un terrain plus politique, ouvert aux enjeux citoyens et intergénérationnels : qui fait les lois pour protéger le consommateur ? Pourquoi le monde politique ne multiplie- t-il pas les formules plus accessibles aux revenus modestes comme le Crédal (crédit "social") ou le Fonds du logement ? Comment distinguer "débrouillardise", "sens des affaires" et "pratiques mafieuses" ?...

Une épargne devenue bienfaisante

Et ça marche? L'expérience, qui est encore récente, a ses limites. Elle s'adresse, par essence, à un public potentiellement apte à l'épargne et non à la frange la plus exclue de la société. À terme, elle pourrait viser également des publics de maisons médicales ou des migrants en parcours d'intégration. En attendant, elle fait son nid dans une trentaine de communes wallonnes et bruxelloises, à l'initiative de CPAS ou de diverses associations intéressées.

Il y a quelques années, un projet pilote avait accouché d'un constat intéressant : en dépit de la maigreur de l'épargne constituée au terme de l'expérience (100 à 200 euros), l'image de l'épargne en sortait grandie auprès des participants : de jugée "impossible" ou "inutile", l'épargne était devenue "possible" et "bienfaisante". Une personne sur deux avait réussi à épargner régulièrement pendant le projet. Et sept mois après la clôture de celui-ci, une sur quatre continuait à épargner, mais un montant plus élevé qu'auparavant.

"Ce genre de projets permet aux participants de réaliser qu'ils disposent de plus de compétences et de ressources que ce qu'ils imaginaient jusque-là, estime Olivier Jérusalmy. Il en résulte une meilleure image de soi et une meilleure maîtrise de l'environnement qui, en élargissant la gamme des comportements possibles, peuvent réduire le niveau de stress et améliorer la santé des participants".